La nécessité d’une réforme: le renforcement du contrôle et de la sanction des violations des valeurs de l’UE, par F. Péraldi Leneuf

Les valeurs de l’Union européenne, qui figurent dans le préambule du Traité de Lisbonne, dans l’article 2 du TUE et dans la Charte des droits fondamentaux, sont le fruit de 60 années de construction juridique et politique afin de promouvoir sur le territoire de l’Union et à l’extérieur de celui-ci « L’héritage culturel, religieux et humaniste de l’Europe ».

Ces valeurs ont été identifiées et proclamées peu à peu, principalement grâce la Cour de justice, s’inspirant des « traditions constitutionnelles communes aux Etats membres » et des instruments internationaux tels que la déclaration universelle de 1948 et le droit issu du Conseil de l’Europe et de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais elles ont été aussi promues grâce à l’action du Parlement européen, héraut depuis toujours de la démocratie, à celle de la Commission européenne, gardienne de l’intérêt général européen, et au soutien des représentants des Etats membres qui, lors des révisions successives, ont réussi à constitutionnaliser ces principes et produire ce contenu actuel. On peut toujours discuter sur l’opportunité de leur formulation ou de la forme de cet énoncé. Il reflète néanmoins un consensus accepté par tous et en cela constitue un réel progrès, au delà même de la consécration de la Charte des droits fondamentaux.  Mais là n’est pas le problème.

L’Union, tour de Babel

Le problème réside dans la force juridique de ces valeurs et le contrôle de leur respect. Si à certains égards, l’énumération peut paraître incantatoire, il n’en est pas moins certain que les valeurs de l’Union sont plus qu’un engagement moral, politique: elles sont du droit. Elles s’imposent aux institutions de l’Union bien entendu mais également aux Etats membres. Elles sont à l’égard de ces derniers une condition juridique à leur adhésion à l’Union européenne, mais aussi et peut-être surtout de leur bonne conduite ultérieure. Elles constituent donc, sans aucun doute, une exigence dans l’engagement de toute action publique et donc une limite à l’exercice des pouvoirs, conformément à la définition de l’état de droit. Pourtant, c’est ce qui est paradoxal, l’article 2 ne peut en lui-même fonder une action juridictionnelle quelle qu’elle soit en cas d’atteinte à son contenu.

L’existence de la Charte des droits fondamentaux et l’article 7 du TUE devraient alors permettre de considérer que le droit de l’Union constitue un rempart aux dérives et atteintes aux valeurs. Il n’en est rien non plus.

Certes, la Charte est l’instrument majeur de protection des droits fondamentaux, mais elle contient ses propres limites et notamment, pour s’appliquer aux Etats membres, celle liée à l’exigence d’un litige concret qui fasse intervenir une mesure nationale qui mette en oeuvre le droit de l’Union européenne. Si la juridiction européenne a adopté une position large de cette notion, il est impossible qu’elle puisse être compétente pour statuer sur des violations dites « systémiques », ni dans le cadre d’un renvoi préjudiciel ni dans celui d’un recours direct en manquement. Quand à l’article 7 qui permet de déclencher un processus de sanctions politiques pouvant aboutir à la suspension des droits de vote d’un Etat au sein du Conseil, son inefficacité s’est révélée au grand jour lorsque la Pologne, la Hongrie, l’Autriche se sont singularisés par les propos de leurs dirigeants et un certain nombre d’actes restreignant les libertés publiques.

Cette impossibilité de sanctionner les violations de nature constitutionnelle portant atteinte à l’équilibre des pouvoirs et à la liberté, est à l’origine de la communication de la Commission intitulée: « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit » dans laquelle elle annonce un nouveau mécanisme complémentaire à l’article 7. L’intention est louable car il y est inclus enfin une identification de la notion d’état de droit, reflet des patrimoines constitutionnels nationaux. Mais le processus suggéré reste dérisoire: il consiste dans la mise en place, en amont du déclenchement de l’article 7, d’un outil précoce destiné à entamer un dialogue structuré avec l’Etat membre concerné, qui ne peut aboutir qu’à des recommandations non contraignantes. Le Parlement européen a apporté donc sa contribution dans une résolution d’octobre 2016, demandant à la Commission de présenter d’ici septembre 2017, un nouveau mécanisme de contrôle et de sanctions: un « Pacte de l’Union en faveur de la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux » sous la forme d’un accord inter-institutionnel. Remarquable et très ambitieuse, la résolution  ne semble pas pourtant avoir fait bougé les lignes. Il semble peu réaliste que ce projet aboutisse en l’état du système institutionnel.

Quelle solution alors? Il y en a deux en réalité, chacune assez radicale: ne rien faire et laisser la Cour gérer les situations lorsqu’elle le peut, ou réviser les traités.

La première à déjà donné lieu à quelques prises de positions de la juridiction, notamment dans le cadre de l’ELSJ. Impuissante à intervenir directement contre les défaillances nationales, la Cour de justice n’en est pas moins confrontée de façon récurrente à la difficile réalité de l’hétérogénéité de la protection des droits fondamentaux dans l’Union. Allant au delà de sa jurisprudence sur le contrôle traditionnel de l’application du principe de reconnaissance mutuelle au travers du principe de proportionnalité,  elle a récemment admis des entorses à la règle de la confiance mutuelle, affirmée avec force dans l’avis 2/13, et considérée comme structurante de l’Union. Elle permet à un Etat de ne pas exécuter un mandat d’arrêt européen si les conditions d’accueil de la personne présentent une défaillance systémique, par exemple de l’autorité judiciaire, sur le fondement certes d’une évaluation circonstanciée de l’existence d’un risque concret et précis pour l’individu visé. Si cette jurisprudence renforce heureusement la protection des droits fondamentaux et se rapproche de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, elle autorise néanmoins l’application d’un principe de précaution qui consacre douloureusement l’échec de l’idée d’Unité de l’UE et de ses Etats membres. Il reporte finalement sur ceux-ci la décision de la sanction de l’Etat défaillant au regard des valeurs de l’article 2, et même plus largement désormais, dans des situations individuelles de violation des droits fondamentaux. Rien n’est moins insatisfaisant pour l’Union européenne.

Sortir de la mise en abîme?

La seconde solution serait la seule efficace et respectueuse de l’unité au sein de l’Union, car permettant à cette dernière d’agir. Elle pourrait prendre, outre certainement la forme d’une révision du règlement Dublin III, plusieurs autres modalités dont le renforcement de la participation de la société civile et des citoyens au contrôle des Etats comme de l’Union. Mais deux aspects sont urgents: la réforme des procédures préjudicielles et de manquement, et/ou un mécanisme « art. 7 » renouvelé permettant réellement l’adoption de sanctions politiques et/ou économiques, voire l’éviction d’un Etat.

Dans le premier cas, il s’agirait d’ouvrir à la fois la procédure de recours en manquement et celle du renvoi préjudiciel aux hypothèses de violations systémiques des droits fondamentaux, hors du champ d’application du droit de l’Union, afin de rendre l’article 2 justiciable et renforcer les modalités de saisine de la Cour sur le fondement de la Charte. La révision pourrait considérer parallèlement que la Commission, dans le cadre de l’article 260 TFUE, au-delà des sanctions pécuniaires, puisse suspendre le versement de certains fonds européens. Elle pourrait aussi revenir sur l’article 276 du TFUE qui écarte la compétence de la Cour « pour vérifier la validité ou la proportionnalité d’opérations menées par la police ou d’autres services répressifs dans un État membre, ni pour statuer sur l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».

Dans le second cas, les Traités révisés conféreraient à l’UE la possibilité d’adopter réellement des sanctions politiques et/ou forcer un Etat membre à quitter l’Union, soit après un processus d’évaluation confié à un organe interne tel que l’Agence des droits fondamentaux ou à un Haut Commissariat spécialement conçu, soit confié directement aux Etats par le biais d’un comité d’évaluation dont les modalités pourraient s’inspirer de l’Examen périodique universel (EPU) mis en place en 2008 au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Les Etats accepteront-ils de se saisir sérieusement et d’urgence du sujet? Rien ne semble malheureusement moins utopique…aujourd’hui. Mais ainsi que le disait Jean Monnet, ce qui est important, ce n’est, ni d’être optimiste, ni pessimiste, mais d’être déterminé.

Fabienne Péraldi Leneuf, Professeur à l’Université Paris1 Panthéon Sorbonne

 

 

 

 

 

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