Un avenir pour l’Europe ?, par Jean-Paul Jacqué

Le débat sur l’avenir de l’Europe est de nouveau ouvert. Entre les populistes de plus en plus nombreux qui militent en faveur de la sortie de leur pays de l’Union européenne, les modérés qui se prononcent en faveur de réformes, voire d’une refondation, et ceux qui de plus en plus rares veulent accentuer une évolution fédérale, le compromis devient d’autant plus impossible que l’Europe connaît une crise sans précédent. Non que par le passé, les crises aient épargné la construction européenne, mais la situation actuelle est caractérisée par ce que le Président de la Commission qualifiait de « multi-crise ».  A la crise économique sont venu s’ajouter les crises liées aux conflits au levant et en Irak, terrorisme et migrations de population, les dérives par rapport en droits fondamentaux dans certains nouveaux Etats membres et le Brexit.

Face à cette situation, le Président Juncker a lancé une réflexion proposant diverses stratégies qu’il soumet aux Etats membres. Son document identifie cinq scénarios : le statu quo, le rentrage sur le seul marché intérieur, la diversification entre les Etats membres par le biais de coopérations renforcées, le recentrage sur quelques domaines privilégiés ou des avancées significatives avec tous les Etats membres. Comme il l’admet lui-même, la solution devra sans doute être trouvée dans une combinaison de certains de ces scénarios, mais il est vraisemblable que les solutions les plus extrêmes ne trouveront pas un soutien suffisant. En réalité, un choix réaliste combinerait différentiation et recentrage des politiques autour des thèmes les plus importants pour résoudre la crise actuelle.

Faire l’impasse sur la révision des traités ?

Il peut paraître surprenant à première vue que les hypothèses évoquées par le Président de la Commission se situent largement à droit constant. Si le Parlement envisage des réformes limitées, il propose avant tout d’aller jusqu’au bout des possibilités ouvertes par le traité de Lisbonne. A la réflexion, cette prudence n’a rien de surprenant. Tout d’abord, une révision des traités suppose une longue préparation. Réviser les traités ne constitue pas un objectif en soi, mais un moyen destiné à permettre à l’Union d’atteindre ces objectifs. Il est donc essentiel d’identifier les points sur lesquels les dispositions actuelles des traités constituent un obstacle et de formuler des solutions. Ensuite, il faut trouver un consensus sur les réformes envisagées ce qui avec vingt-sept Etats membres constitue un défi proche de la quadrature du cercle. Que l’on songe que l’origine du cycle de révision qui a trouvé son issue dans le traité de Lisbonne se situe plus de vingt auparavant dans le projet de traité élaboré par le Parlement européen sous la direction d’Altiero Spinelli. Des années ont été consacrées à rechercher les consensus des institutions et des Etats membres au travers de révisions partielles des traités et lorsque la Convention sur l’avenir de l’Europe s’est réunie, l’accord était déjà largement trouvé. Enfin, peut-on se lancer dans un processus qui, dans l’état actuel, rencontrerait, compte-tenu des opinions publiques, les plus grandes difficultés à être ratifié ? Tant que l’Union européenne ne réussit pas à traiter les difficultés actuelles, il est vain d’espérer qu’une révision d’ensemble des traités puisse recueillir un soutien suffisant tant des Etats que des peuples. Ceci n’exclut pas que des adaptations limitées puissent intervenir lorsqu’un ajustement est nécessaire, mais, n’en déplaise aux faiseurs de systèmes, le temps n’est pas revenu d’une refondation.

Accepter la différenciation

La différenciation existe depuis longtemps au sein de l’Union. Les protocoles d’opting out ont été introduits dans les traités à Maastricht à la demande du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark. Mais il s’agissait d’un système de différenciation rigide fixé au niveau du droit primaire et qui subordonnait souvent la volonté de rejoindre les autres Etats membres à une révision des traités eux-mêmes. La coopération renforcée mise en place à Amsterdam présente au contraire une grande souplesse et a le mérite de préserver la méthode communautaire. Compte tenu de l’absence de cohésion actuelle au sein de l’Union, le recours aux coopérations renforcées apparaît incontournable. Certains plaident en faveur de l’instauration de coopération en se fondant sur des accords intergouvernementaux conclu en marge des traités. Ce type de solution affaiblit l’Union et la rend illisible pour les citoyens. Elle affaiblit l’Union en contournant son dispositif institutionnel même si, en s’appuyant sur l’arrêt Pringle et au prix d’acrobaties juridiques périlleuses, on tente d’utiliser l’appareil institutionnel. Elle pose d’ailleurs un sérieux problème politique, car elle détourne un appareil institutionnel qui est la propriété commune au profit d’un nombre limité d’Etats membres frustrant les autres de leurs droits puisqu’ils se voient privés de la possibilité d’intégrer le système. Elle rend l’Union illisible en ajoutant des modalités de prise de décision, voire des institutions comme un parlement de l’eurozone, au processus existant. Une des difficultés actuelles de l’Union réside dans sa complexité qui empêche les citoyens de discerner qui est responsable de quoi, ce que nos amis anglais appellent l’accountability. Le temps est venu de faire systématiquement recours en matière fiscale, sociale ou d’immigration aux coopérations renforcées. Celles-ci doivent devenir un élément normal du fonctionnement de l’Union. Dès lors qu’une décision ne peut obtenir un soutien suffisant, la coopération renforcée peut et doit devenir la solution naturelle. Lorsque la cohésion se renforcera dans le domaine considéré, les Etats membres qui n’en font partie pourront intégrer le cercle restreint des participants. L’intérêt majeur de cette solution est qu’elle n’exclut pas puisqu’elle est toujours ouverte. Jusqu’à présent les Etats membres ont fait preuve d’une certaine timidité, mais aujourd’hui ils n’ont plus le choix. S’ils désirent que l’Union puisse répondre aux attentes des peuples, ils doivent lui donner les moyens d’agir et renoncer à la recherche systématique du consensus. Il vaut mieux progresser à plusieurs que de rester tous en arrière. Les domaines privilégiés dans lesquels des groupes d’Etats membres peuvent avancer sont également ceux dans lesquels les citoyens attendent des résultats : sécurité intérieure (coopération policière et judiciaire), sécurité extérieure (défense), protection social et fiscalité auxquels vient s’ajouter la coopération dans le cadre de l’eurozone.

Retrouver la confiance des citoyens

Même si la défiance des citoyens vis-à-vis de la construction européenne est souvent évoquée, les sondages montrent qu’elle participe d’un phénomène plus général de méfiance à l’égard de toutes les autorités publiques. Cependant, l’Europe apparaît souvent comme une boite noire dans laquelle il est difficile d’identifier les responsabilités, ce qui permet de rejeter sur elle et plus particulièrement sur la Commission des dysfonctionnements dont elle n’est pas responsable. On a longtemps pensé que cette ignorance des citoyens était liée au caractère technocratique de l’Union et au déficit de démocratie et de transparence. Mais les révisions successives des traités ont comblé sur le plan institutionnel cette situation et tant la transparence que la consultation des citoyens se sont imposées, mais cela n’a en rien amélioré les rapports entre l’Union et les citoyens. C’est la preuve que les dispositifs institutionnels ne sont pas satisfaisants parce qu’ils restent désincarnés.

Depuis des années, les institutions cherchent à compléter ceux-ci par une politique de communication laquelle ne semble guère produire beaucoup d’effets. Ceci n’est pas surprenant puisque, dans les Etats membres eux-mêmes les politiques officielles de communication ne sont pas au cœur des mobilisations citoyennes. Les pouvoirs publics sont l’un des acteurs de la politique et la communication n’est efficace que lorsqu’elle émane de tous les acteurs dans le cadre d’un débat politique ouvert. Or les politiques de l’Union, si elles sont souvent l’objet de critiques, ne font pas l’objet d’un véritable débat contradictoire, mais d’appréciations parallèles abstraites qui ne donnent pas lieu à débat. Chacun soutient son point de vue, souvent fondé sur des éléments factuels erronés, sans se soucier des opinions des autres acteurs. La faute en est essentiellement à la recherche forcenée du consensus au sein des institutions. Si l’on prend en exemple la procédure législative, la recherche d’accords en première lecture conduit à éclipser le débat. Les textes sont négociés au sein des institutions, puis entre elles, pour être finalement adoptés sans qu’ait pu avoir lieu un débat public contradictoire. Cette situation était acceptable lorsque seuls des sujets d’ordre technique étaient examinés, encore que sous chaque sujet technique se dissimule une question politique. Il en va différemment lorsque l’on aborde des questions qui sont d’intérêt direct pour les citoyens. Dans ce cas, il est nécessaire qu’avant que la décision soit adopter un véritable débat puisse se dérouler au cours duquel les différentes opinions puissent s’exprimer et que des majorités d’idées puissent se constituer. Il est du devoir des institutions de laisser place au débat et tant aux formations politiques qu’aux milieux intéressés d’y prendre part. L’Union européenne doit se politiser ou elle sombrera dans l’indifférence. Ceci suppose que les hétéroclites fédérations européennes de partis nationaux laissent place à de véritables partis politiques porteur de projets à la réalisation desquels ils œuvreront notamment dans le cadre du processus de décision.

Retrouver nos valeurs communes

L’Europe s’est construite sur la base d’un projet politique fondé sur des valeurs communes. L’élargissement a affaibli cet accord comme en témoigne l’évolution « illibérale » de certains Etats de l’Est. Les dispositifs prévus dans les traités pour garantir ces valeurs se sont révélées inopérantes et la procédure dite de « l’état de droit » mise en place par la Commission n’a pas permis pour le moment d’avancées significatives. Il est illusoire de penser qu’il sera possible de réformer les traités sur ce point à court terme. Cependant, cela ne signifie que rien ne soit possible. Si l’Union ne peut agir par la contrainte, elle doit le faire par la conviction. La Commission et le Parlement s’ils adoptent une attitude sans ambiguïté à l’égard des violations de l’état de droit où qu’elles interviennent ne contribuent pas seulement à la réaffirmation de ce qui est l’essence même de la construction européenne, mais aussi indiquent à ceux qui, dans les Etats membres « coupables », tentent de manifester leur opposition qu’ils ne sont pas isolés et qu’ils peuvent compter sur le soutien de l’Union. Les Etats qui se situent dans le cadre des valeurs communes devront également se montrer aussi intransigeants qu’ils l’ont été lors de l’affaire autrichienne. Les coupables mesureront ainsi le risque politique qu’ils prendraient à se situer hors du cadre commun. Un avenir partagé ne peut se construire que sur un socle de valeurs communes sinon il suffirait de se replier sur le marché intérieur.

Jean-Paul Jacqué, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

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