Le Socle européen des droits sociaux : instrument pour combler les fossés ou initiative vouée à l’échec?, par Zane Rasnača

Le 17 novembre, après un long processus de consultations et de négociations, le Socle européen des droits sociaux (SEDS) a finalement été proclamé. Le moment est venu, par conséquent, de mener une réflexion et de se demander si le SEDS, que certains ont également qualifié de « dernière chance de l’Europe sociale » donnera les résultats que l’on en attend.

Et les attentes sont élevées. La dimension sociale de l’UE a été négligée pendant la dernière décennie et elle souffre d’un double déséquilibre, largement reconnu par les chercheurs. Tout d’abord, le déséquilibre entre la dimension sociale (nationale) et le marché intérieur (paneuropéen), puisque la constitutionnalisation des droits économiques a conduit à ce que les droits sociaux soient perdants à chaque fois qu’un prétendu arbitrage doit avoir lieu. D’autre part, la déréglementation du droit national du travail et des systèmes de protection sociale (via des mesures d’austérité soutenues par l’UE) a porté à son comble le second déséquilibre : entre gouvernance économique et monétaire et politique sociale. La faiblesse relative persistante de la dimension sociale au niveau de l’UE n’a fait que renforcer ces « déséquilibres ».

Qu’est devenu le SEDS ?

Le SEDS en lui-même prend la forme d’une recommandation et d’une proclamation.

Les principes/droits exposés dans le SEDS concernent des domaines où l’UE possède clairement une compétence législative (par exemple « un environnement de travail sain, sûr et bien adapté ») et où il existe déjà un cadre juridique solide (par exemple l’égalité entre les genres), mais aussi des domaines où l’UE n’a qu’une compétence législative limitée ou inexistante (par exemple « le logement et l’aide aux sans-abri » et « les salaires »).

La recommandation et la proclamation telles qu’elles sont proposées par la Commission, ont un contenu identique mais leur impact et leur forme juridique diffèrent. La recommandation, déjà émise au printemps 2017 au titre de l’article 292 TFUE, est un instrument qui oriente l’action au niveau national. Elle s’adresse aux États membres. La proclamation est un instrument beaucoup plus exceptionnel qui n’est pas explicitement prévu dans les traités. Toutefois, en pratique, des proclamations ont été adoptées dans le passé – par exemple la Charte des droits fondamentaux de l’UE a été proclamée en 2000, puis intégrée dans les traités en 2007. Contrairement à la recommandation, la proclamation est un instrument interinstitutionnel qui exprime un engagement des institutions de l’UE et seulement de manière indirecte des États membres.

Toutefois, ni la recommandation, ni la proclamation ne sont légalement contraignantes. Leur impact effectif dépendra de la manière dont les institutions de l’UE et les autres acteurs concernés utiliseront activement l’instrument que constitue le SEDS.

Le SEDS et l’élaboration de la politique sociale et du droit du travail de l’UE

S’agissant de l’évolution de la politique sociale et du droit du travail de l’UE, le SEDS pourrait avoir un impact sur trois catégories du droit de l’UE : le droit primaire, le droit secondaire et le droit souple ou soft law (mécanismes de gouvernance).

En utilisant la proclamation comme instrument juridique pertinent, les institutions de l’UE ont attribué au SEDS une signification similaire à celle qui avait été accordée à la Charte avant son intégration dans les traités. Par conséquent, cela signifie qu’à tout le moins, le SEDS devrait servir d’outil d’interprétation pour les droits sociaux qui sont intégrés dans la Charte et qui sont concrétisés davantage par le Socle.

Au niveau du droit secondaire, le SEDS pourrait modifier la pratique de l’élaboration du droit du travail et de la politique sociale de l’UE. Le SEDS pourrait servir d’inspiration et d’élément déclencheur pour de nouvelles initiatives législatives en particulier, parce que de nombreux sujets couverts par le Socle n’ont jusqu’à présent pas été réglementés par l’UE. À l’heure actuelle, une véritable liste des initiatives législatives nouvelles fait très clairement défaut. En outre, les droits et principes intégrés dans le SEDS pourraient influencer le contenu de futures initiatives dans ce domaine.

En dernier lieu, la Commission a prévu d’utiliser le Tableau de bord qui est joint au SEDS comme principal instrument déterminant les indicateurs à intégrer dans les procédures de gouvernance tels que le Semestre européen. Même si les indicateurs actuellement repris dans le Tableau de bord ne sont pas suffisants pour représenter et garantir correctement (tous) les droits intégrés dans le SEDS, ils constituent une première étape intéressante en termes d’application concrète.

L’impact du SEDS au-delà de l’acquis social

La Commission n’évoque pas la question de savoir si le SEDS aura un effet quelconque sur la politique menée au niveau de l’UE au-delà de l’acquis social. Toutefois l’on pourrait envisager au moins deux directions dans lesquelles le SEDS pourrait jouer un certain rôle.

Tout d’abord, le SEDS peut restructurer et influencer le pouvoir discrétionnaire institutionnel dont font preuve les institutions de l’UE lorsque leurs actions ont un impact sur des questions qui sont régies par le Socle. Dans le passé, la CJUE a utilisé la Charte de l’Union européenne comme un point de référence pour limiter ce pouvoir discrétionnaire institutionnel après la proclamation de la Charte, et avant que celle-ci ne devienne légalement contraignante (par exemple dans son jugement dans C-540/03 Parlement v Conseil). Le caractère interinstitutionnel de la proclamation constitue le facteur clé à cet égard et pourrait permettre aux acteurs concernés d’utiliser le SEDS comme un bouclier, voire comme une épée.

D’autre part, le SEDS pourrait servir de point de référence pour des propositions politiques allant au-delà du domaine de la politique sociale. Il pourrait être considéré à l’avenir que les initiatives législatives dans n’importe quel domaine du droit de l’UE ne peuvent pas contredire ou violer les principes du SEDS afin que politiques de l’UE puissent être interprétées et appliquées de manière cohérente et pour assurer une certaine sécurité juridique. Si jusqu’à présent, la Commission n’a pas proposé de respecter les normes du SEDS notamment dans le cadre de la procédure REFIT, elle a fait allusion à une telle possibilité en indiquant que le SEDS « offre un nouveau moyen d’évaluer si la législation actuelle de l’UE est conçue et gérée de telle sorte qu’elle soit adaptée à sa finalité […] ».

En résumé, dans la situation actuelle, le SEDS ne constitue certainement pas la panacée pour résoudre les problèmes les plus sérieux qui accablent l’Europe sociale. Il s’agit plutôt d’une initiative juridiquement non contraignante, modérément ambitieuse, et dont l’impact est largement dépendant de la question de savoir si les acteurs concernés (institutions de l’UE, États membres, partenaires sociaux, société civile etc.) prendront cette initiative au sérieux et la traiteront comme une première étape vers une véritable convergence sociale à travers l’Europe. J’ai présenté ici un certain nombre de pistes indiquant comment le SEDS pourrait revêtir de l’importance, mais il reste encore à voir cependant dans quelle mesure ces pistes se concrétiseront.

Un récent working paper de l’ETUI examine le SEDS plus en détail.

Dr Zane Rasnača est chercheuse spécialisée dans l’européanisation des relations professionnelles au sein de l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI). L’ETUI est le centre indépendant de recherche et de formation de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui regroupe elle-même les organisations syndicales d’Europe.à Bruxelles. 

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