Des nombreux procès climatiques ont émergé dans le monde depuis les années 2000 et se sont multipliés y compris en Europe depuis 2015 (M. Torre-Schaub, « Changement climatique : la société civile multiplie les actions en justice », 2017, https://theconversation.com/changement-climatique-la-societe-civile-multiplie-les-actions-en-justice-74191 ). Ces différents recours climatiques témoignent d’une tendance à une gouvernance du climat désormais polycentrique qui ne se limite plus au cadre des négociations onusiennes.
En effet, la lutte contre le changement climatique ne se fait plus sur l’arène internationale et le niveau national devient un cadre de plus en plus propice et effectif de lutte contre le changement climatique, moyennant des outils juridiques : c’est donc bien la Justice climatique, dans le sens de l’accès à la justice « effective » et de l’accès aux tribunaux qui se dessine ici (Mary Robinson Foundation for Climate Justice, “Principles of Climate Justice” 2017, http://www.mrfcj.org/wp-content/uploads/2015/09/Principles-of-Climate-Justice.pdf. ). Dans ce contexte évolutif, les tribunaux ne sauraient être une exception à cet élargissement des lieux de discussion et de gouvernance du climat et c’est par conséquent en utilisant le droit comme outil et instrument de choix que les litiges climatiques se développent actuellement à grande vitesse en Europe.
Cette gouvernance, plus collaborative -puisqu’elle implique des nouvelles alliances entre acteurs (ONG, citoyens, collectivités locales)-, montre néanmoins un aspect « pathologique » du droit du climat : soit son absence, soit son inadéquation, soit, d’une manière générale, son inadaptation au phénomène climatique. Afin de combler ces vides ou d’avoir une suite aux demandes croissantes de la société civile, un changement de paradigme est en train de se produire à travers les tribunaux dans le but d’abord de cristalliser un droit d’accès à la justice en matière climatique, puis ensuite, de rendre effectifs et opérationnels les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre inscrits à la fois dans l’Accord de Paris et dans les différents Plan climat et énergie européens. Il s’agit en somme d’impliquer le juge dans la construction de la « transition » bas carbone.
La nature juridique des litiges climatiques en Europe
Plusieurs définitions possibles des contentieux climatiques coexistent. La plus large est celle qui comprend tout recours dans lequel son objet, de fait ou de droit, est rattaché au changement climatique. Nous en retiendrons ici une définition plus restreinte par laquelle le changement climatique fait l’objet du recours de manière directe ou est utilisé comme argument central de la demande ou requête.
Les recours climatiques sont avant tout nationaux et peuvent aller contre les politiques climatiques des Etats ou des entreprises. Les acteurs sont également multiples : ONG, individus, villes, fondations. Ce sont les recours ayant pour objet la demande de responsabilités climatiques à l’administration publique et la reconnaissance d’un droit pour le climat plus effectif et soutenable qui nous intéresse ici.
Depuis le début des années 2000 et de manière contemporaine aux premiers procès climatiques en Australie et aux Etats Unis, divers commentateurs ont effectué des études tendant à décrire les différents contentieux pour mieux comprendre leurs mécanismes et à en faire une typologie. Cette « première vague » de contentieux climatiques et la doctrine engendrée, ont permis de mieux comprendre les avancées pour le droit tout en pointant les difficultés auxquelles ces litiges se voyaient confrontés. La « deuxième vague » de procès climatiques, autour de 2015, marque un progrès considérable avec l’affaire Urgenda (Urgenda Fondation c. l’État des Pays-Bas, Rechtbank Den Haag, C/09/456689/ HA ZA 13-1396, 24/06/ 2015 https://uitspraken.rechtspraak.nl/inziendocument?id=ECLI:NL:RBDHA:2015:7196 ) aux Pays Bas, dans laquelle l’Etat néerlandais a été condamné pour manque de diligence climatique sur la base de l’existence d’une obligation climatique « duty of care ». Les différentes ONG ont continué, après le succès rencontré par cette décision, a porter des recours climatiques en utilisant les mêmes arguments qui avaient bien fonctionné aux Pays Bas. Les décisions Urgenda 2 de 2018 (Pays Bas c. Urgenda 9 oct 2018, Cour d’appel de La Haye https://uitspraken.rechtspraak.nl/inziendocument?id=ECLI:NL:GHDHA:2018:2610 ), en appel de la première, et la dernière en date, du 20 décembre 2019 en Cassation (https://www.urgenda.nl/wp-content/uploads/20190108-procesinleiding-Staat-Urgenda-PRDF-2436693.pdf ), ont également rencontré un succès spectaculaire puisque le gouvernement a été définitivement contraint à légiférer de manière plus ambitieuse en augmentant ses objectifs de réduction de GES. Dans ces deux dernières décisions, aux arguments déjà présentés lors du premier recours, se sont ajoutés des arguments fondés sur les droits de l’homme et les droits fondamentaux. Ce qui révèle une « tendance » ou « tournant » des contentieux climatiques, orientées désormais pour la plupart en Europe vers l’affirmation des droits contenus dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
Les contentieux climatiques se voient néanmoins exposés à un certain nombre de difficultés, qui expliquent sans doute finalement leur faible taux de réussite. Il s’agit cependant d’un phénomène qui émerge avec force dans le monde mais surtout en Europe, permettant de « renouveler « des outils juridiques et d’en affirmer d’autres, pointant ainsi une tendance à « climatiser » le droit ou, du moins, à rendre ce dernier plus ouvert à la question climatique.
Des difficultés rencontrées, des obstacles surmontés
Si les litiges climatiques présentent indéniablement un certain nombre d’avantages qui expliquent aisément leur succès croissant, ils n’ont comportent pas moins de difficultés.
Une première difficulté, quasiment structurelle, est devenue la raison d’être de ces recours. Il est en effet très difficile de porter des litiges entre États sur les changements climatiques. La préférence des États à utiliser des méthodes non accusatoires et la faiblesse des mécanismes de respect des obligations en matière internationale, puis le fondement juridictionnel limité des tribunaux internationaux, entravent également les chances de succès. Comme ni la CCNUCC ni l’Accord de Paris n’énoncent de mécanisme obligatoire de règlement des différends, seules les Parties qui ont accepté la juridiction obligatoire de la Cour internationale de Justice y sont liées. En général, en raison des difficultés rencontrées pour plaider l’inaction face au changement climatique au niveau international, les acteurs se sont tournés vers les litiges nationaux, qui ont permis de désamorcer le conflit entre les États tout en offrant un accès à la justice.
D’autres obstacles limitent un succès généralisé de ce type d’action en justice et ce malgré la médiatisation croissante et les moyens très impressionnants en termes de communication déployés par les ONG militantes. Un autre obstacle rencontré est lié à la « justiciabilité » du climat est à la question de la « séparation de pouvoirs ». En effet, les premiers contentieux climatiques survenus dans des pays relevant du système de la Common Law ont déjà connu de difficultés liées à la question de savoir s’il relevait du juge le pouvoir de décider en matière climatique ou s’il s’agissait d’une question politique devant être tranchée par le pouvoir exécutif et législatif. Un moyen de déterminer si le pouvoir judiciaire dispose d’instruments et de normes pour statuer sur des affaires complexes est le concept de la doctrine de la question politique, développé par la Cour suprême des Etats Unis et adopté dans quelques autres systèmes juridiques. Cette doctrine, rappelons-le exige que le pouvoir judiciaire n’interfère pas à l’égard de questions juridiques qui conviennent mieux aux branches élues du gouvernement. C’est probablement l’un des obstacles majeurs de ce type de contentieux. Dans l’affaire Urgenda précitée, ce point a constitué l’un des sujets de discussion le plus poussés par les parties au procès.
A côté de cette difficulté, la qualité à agir a pu également limiter un certain nombre de recours climatiques en Europe. Dans les juridictions qui exigent des plaignants de prouver qu’ils ont subi ou subiront un préjudice « particulier » causé par l’action ou l’inaction illégale du défendeur, il est difficile de démontrer que le fait qu’un gouvernement ne légifère pas sur le changement climatique affecte le plaignant. Les juridictions qui appliquent des critères autorisant les demandes d’indemnisation fondées sur des lésions affectant le public facilitent la tâche des demandeurs dans les cas de recours climatiques. Toutefois, souvent, pour les demandeurs la preuve de ces lésions ne peut se faire que s’ils démontrent un préjudice de fait concret, précis et réel ou imminent ; un lien de causalité qui « retrace équitablement » un préjudice causé par le comportement du défendeur et, la possibilité de réparation. La plupart de recours climatiques ont été rejetés pour l’une de ces trois raisons, notamment les deux dernières (Union of Swiss Senior Women for Climate Protection c. Swiss Federal Council, Swiss Federal http://climatecasechart.com/non-us-case/union-of-swiss-senior-women-for-climate-protection-v-swiss-federal-parliament/ ), la décision Greenpeace Norvège ( Nature and Youth et Greenpeace c. The Government of Norway represented by the Ministry of Petroleum and Energy, Oslo District Court, 4 Janvier 2018 https://elaw.org/NO_OsloDistCt_4Jan18 ), l’affaire de l’aéroport de Heatrow au Royaume Uni ( Neil Richard Spurrier & Othrs v. The Secretary of State for Transport (Heathrow judgments) High Court of Justice Queen’s bench Division Planning Court Divisional Court Royal Courts of Justice, 1st May 2019, https://www.judiciary.uk/judgments/neil-richard-spurrier-othrs-v-the-secretary-of-state-for-transport-heathrow-judgments/ ). D’importants progrès ont néanmoins été faits dans ce sens notamment dans l’affaire Urgenda où les juges ont reconnu qu’il y avait bien « un risque imminent » de danger et par là de réel dommage lié au manque d’ambition du gouvernement sur la législation et les objectifs de réduction concernant le changement climatique. Cela a conduit les juges a considérer qu’il y avait une cause et un effet reliés, ce qui constituait un grief de responsabilité et de faute de la part de l’Etat.
Des argumentaires riches et originaux mais des résultats mitigés
Parmi les procès climatiques et les recours interposés ayant pour objet la remise en cause des politiques climatiques nationales et, d’une manière générale la demande d’une politique plus proactive en matière de transition, on trouve de contentieux « emblématiques » car non seulement ils ont eu gain de cause mais ils ont été très médiatisés et montrés comme symbole d’espoir. Ils servent également de modèle à tous les autres (M. Torre-Schaub, « L’affaire du siècle et autres procès climat, que peut vraiment le juge », 2019, http://theconversation.com/affaire-du-siecle-et-autres-proces-climat-que-peut-vraiment-le-juge-114669 ).
La décision Urgenda précitée se trouve dans la lignée du courant appelé de « contentieux progressifs » (https://theconversation.com/la-montee-en-puissance-dune-justice-climatique-mondiale-105867 ). Autrement dit, le fait que le pouvoir judiciaire se prononce sur une question qui a été peu ou pas évoquée par le législatif ou l’exécutif permettrait d’équilibrer à la fois les pouvoirs et d’apporter de solutions à un problème qui a été peu considéré par les autres branches. Mais la ligne à ne pas croiser est très fine et les juges néerlandais ne pouvaient pas non plus aller trop loin dans un « activisme judiciaire » risquant de compromettre le rôle de l’Etat néerlandais dans les négociations de l’Accord de Paris. Raison pour laquelle leur pouvoir d’injonction était finalement assez limité et est resté très symbolique.
Dans cette décision, le juge a enjoint le gouvernement néerlandais à faire plus et mieux en matière de politiques climatiques et l’a contraint à augmenter ses objectifs en termes de réduction d’émissions d’ici 2025, 2030 et 2050. Si on ne peut pas à ce jour suivre l’impact effectif de cette décision en termes d’une réglementation plus ambitieuse aux Pays Bas, son influence sur le reste du monde est certaine puisqu’elle a inspirée plusieurs autres actions semblables ailleurs : la décision Klimaatzaak (ABSL Klimaatzaak c. Royame de Belgique, Cours de Cassation, 20 avril 2018, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-action-en-justice-de-klimaatzaak-contre-la-politique-climatique-belge-se-deroulera-bien-en-francais?id=9897949 ) en Belgique, la décision des Aînées pour le climat en Suisse précitée, la décision Greenpeace Norvège déjà citée, l’affaire de l’aéroport de Heathrow au Royaume Uni précédemment cité, l’affaire du siècle en France (Dépôt de la requête sommaire devant le tribunal administratif de Paris le 14 mars 2018 https://www.oxfamfrance.org/laffairedusiecle/ ) et l’action à venir Giudizio Universale en Italie. Enfin, citons le recours dénommé Peoples’ Climate (Armando Ferrão Carvalho et Al c. parlement européen et le Conseil, Trib 1ère Instance UE, 22 Mai 2019, https://peoplesclimatecase.caneurope.org/ ) porté devant le Tribunal de première instance de l’UE tendait non seulement à ce que l’Union européenne légifère davantage et de manière plus ambitieuse sur la question climatique mais également à affirmer la violation des droits fondamentaux contenus dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( Mario Pagano, https://blogdroiteuropeen.com/2019/10/16/climate-change-litigation-before-eu-courts-and-the-butterfly-effect-by-mario-pagano/ ). Cette tendance à mettre en avant la question des droits fondamentaux et des droits de l’homme constitue une voie prometteuse et intéressante pour les recours climatiques.
Perspectives d’avenir : vers une « climatisation » des droits fondamentaux et des droits environnementaux
L’affaire Leghari au Pakistan (Leghari v. Federation of Pakistan, W.P. No. 25501, Lahore High Court Sept. 4, 2015 http://climatecasechart.com/non-us-case/ashgar-leghari-v-federation-of-pakistan/ ) a marqué l’histoire en acceptant les arguments selon lesquels les manquements du gouvernement dans la lutte contre le changement climatique violaient les droits fondamentaux des pétitionnaires. Cette affaire fait partie d’un nouveau corps de procédures judiciaires en cours incorporant des arguments fondés sur les droits de l’homme dans plusieurs pays, notamment les Pays-Bas, les Philippines (Petition Greenpeace devant la Commission des droits de l’homme de Manila, Philippines, 20 oc 2017, https://www.greenpeace.org/philippines/press/1237/the-climate-change-and-human-rights-petition/ ), l’Autriche (In re Vienna-Schwechat Airport Expansion, W109 2000179-1/291 http://climatecasechart.com/non-us-case/in-re-vienna-schwachat-airport-expansion/ ), l’Afrique du Sud (North Gauteng High Court, 8 March 2017, Earthlife Africa Johannesburg (ELA) c. Ministry of Environmental Affairs and others, No. 65662/16 https://cer.org.za/virtual-library/judgments/high-courts/earthlife-africa-johannesburg-v-minister-of-environmental-affairs-and-others ) et les Etats-Unis (Michael Burger et Jessica Wentz, UNEP 2015, Climate Change and Human Rights). Ces décisions vont dans le sens des efforts visant à reconnaître les dimensions des droits de l’homme du changement climatique, approuvées dans l’Accord de Paris (Special Rapporteurship on Economic, Social, Cultural, and Environmental Rights UN). Si les efforts déployés auparavant pour engager des poursuites dans le domaine des droits de l’homme avaient échoué, les nouvelles affaires montrent que les pétitionnaires ont de plus en plus tendance à utiliser des revendications de droits dans le cadre de leurs poursuites. Ce type de contentieux pourrait servir de modèle ou d’inspiration pour des litiges à venir.
Bien que les conséquences du changement climatique pour la réalisation des droits de l’homme soient de plus en plus évidentes, la question la plus difficile qui se pose est de savoir si les effets du changement climatique sur ces droits fournissent la preuve d’une violation pouvant donner lieu à une action. Ces actions présentent des obstacles considérables comme : celui d’établir des liens de causalité entre les émissions de GES d’un pays ou les défaillances des politiques d’adaptation et les impacts spécifiques du changement climatique sur les droits de l’homme; l’attribution de manière spécifique des effets du changement climatique à un individu ou population spécifique, en particulier lorsqu’il provoque d’autres types de dommages sociaux, économiques et politiques.
Ce sera en Europe que le lien entre changement climatique et droits de l’homme sera fait devant un tribunal. En effet, à la veille de l’Accord de Paris, la première décision Urgenda de 2015 avait invoqué toute une gamme de bases juridiques dont une concernait particulièrement les droits de l’homme. Les arguments développés reposaient sur la protection du droit à la vie (article 2) et sur le droit au domicile et à la vie familiale (article 8) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) à laquelle les Pays-Bas sont parties. Bien que la CEDH ne prévoie pas explicitement le droit à un environnement sain, la CEDH a répété à maintes reprises que les formes de protection énoncées aux articles 2 et 8 étaient étendues aux situations de activités et catastrophes naturelles. Pour constituer une violation des droits, les effets du dommage environnemental concerné doivent généralement être de nature grave et directe. En pareil cas, l’État peut être dans l’obligation positive de prendre des mesures pour protéger les droits des personnes contre de tels dommages. Dans cette décision, sans conclure à une violation des droits, le tribunal avait néanmoins indiqué que les arguments en matière de droits restaient pertinents pour son analyse. Les juges avaient conclu qu’ils avaient un «effet miroir» sur le droit national, de sorte qu’ils pouvaient être pris en compte lors de l’application, la modification ou réinterprétation des « normes ou concepts du droit national ».
Ce raisonnement s’il n’a pas abouti à une solution positive a crée un précédent « argumentaire » pour des ONG demanderesses. Ainsi, deux années plus tard, en 2017, l’ONG Friends of the Irish Earth a intenté une action contre le gouvernement irlandais dans le but de le tenir responsable du rôle qu’il avait joué dans la lutte contre le changement climatique (Friends of the Irish Environment CLG c. Fingal County Council 2017 https://www.hrlc.org.au/human-rights-case-summaries/2018/6/18/irish-high-court-recognises-personal-constitutional-right-to-environment ). L’action affirme qu’en approuvant le plan d’atténuation national de 2017, le gouvernement irlandais viole la loi de 2015 sur les actions en faveur du climat et la réduction des émissions de carbone de l’Irlande, ainsi que la Constitution et ses obligations en matière de droits de l’homme, et ne respecte pas les engagements de l’Irlande au titre de l’Accord de Paris.
Dans l’arrêt d’appel du 9 octobre 2018 contre la première décision Urgenda, les juges ont rendue une décision fondée sur les droits de l’homme contenus dans la CEDH. Ils ont fait un lien entre la nécessité de « redoubler » les efforts d’atténuation d’émissions de CO2 et la protection des droits fondamentaux qui seraient violés si l’Etat n’agit pas sans tarder. La Cour a estimé que de ne pas agir constituerait une violation des droits recueillis dans les articles 2 et 8 de la CEDH. L’Etat aurait ainsi des obligations positives « climatiques ». Selon les juges, le gouvernement aurait un « devoir d’agir », une « obligation de diligence climatique », fondé sur le « duty of care », l’obligeant à protéger non seulement la vie de ses concitoyens mais également leur domicile et leur vie familiale qui pourraient se voir menacés par les effets du changement climatique. Le même raisonnement a été réaffirmé en cassation le 20 décembre dernier.
L’argument fondé sur la violation de ces articles de la CEDH a été repris également récemment dans l’affaire de la troisième piste à l’aéroport de Heathrow mais sans succès. En France, il apparait également dans le recours porté devant le tribunal de première instance administratif de Paris. Il sera également mobilisé dans un futur recours en Italie.
Malgré ce succès apparent, le résultat de tels arguments dépend en large partie de la lisibilité et acceptabilité de tels fondements devant les juges nationaux qui peuvent être plus ou moins enclins à la perméabilité de la théorie des obligations positives de l’Etat dans le cadre de la CEDH et de son influence dans l’évolutivité du droit interne. Pour ces raisons, et s’il est important de persister dans cette voie pour de futurs recours climatiques, il est tout aussi intéressant d’examiner d’autres voies consistant notamment à tenter de faire progresser et à « renforcer » l’effectivité du droit de l’environnement en « climatisant » les outils juridiques qui existent déjà et en visant à ce que toutes les dispositions législatives et réglementaires soient « cohérentes » avec les objectifs de neutralité carbone fixés par l’Union européenne et le non dépassement de 2°C, objectif fixé par l’Accord de Paris (M. Torre-Schaub, « Le Haut Conseil pour le climat appelle à la cohérence en matière climatique » 2019 https://theconversation.com/le-haut-conseil-pour-le-climat-appelle-a-la-coherence-en-matiere-climatique-119707).
Après les récentes différentes déclarations « d’urgence climatique » émanant des parlements de divers Etats européens, il devient évident que la voie judiciaire ouvre de pistes prometteuses à la lutte contre le changement climatique. Gageons pour que malgré le succès mitigé de ces différents recours en justice, leur richesse argumentaire et l’activisme judiciaire dont fait preuve la société civile en matière climatique en Europe puissent faire du moins évoluer le droit d’accès à la justice et provoquent également une réactivité positive de la part de différents gouvernements en Europe y compris de l’Union Européenne elle-même.
Marta Torre-Schaub est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de droit de l’environnement et du changement climatique. Elle exerce ses fonctions à l’ISJPS (Institut des Sciences Juridique et Philosophiques de la Sorbonne) à l’Université Paris 1-Sorbonne. Elle dirige le GDR interdisciplinaire CLIMALEX sur le droit et le changement climatique. Elle co-dirige l’axe environnement de l’UMR ISJPS et pilote l’axe environnement-santé du CERAP. Elle est expert à l’Agence Nationale de la Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’Environnement et du travail sur les produits phytosanitaires et les risques et pilote le Groupe de travail Droit de lEnvironnement et Justice environnementale dans le cadre du programme « Stratégies par le droit » du Ministère des Affaires étrangères et européennes. Elle enseigne le droit de l’environnement à l’Université de Paris I dans le Master DDMG et le droit de l’Environmental Governance à Sciences-po Paris. Elle est fondatrice du réseau de chercheurs « Droit et changement climatique » qu’elle dirige et anime depuis 2016. Elle a été Boursière Fulbright à New York University en 2004 et Fellow Researcher dans le Global Program of Research de la même Université en 2005. Elle est auteur de nombreux articles et rapports ainsi que d’un certain nombre d’ouvrages dont « Essai sur la construction juridique de la catégorie de marché » publié chez LGDJ en 2002 qui a obtenu le prix de thèse Dupin Aîné de la Chancellerie des Universités ; « Droit et climat », dossier scientifique paru dans les Cahiers de droit, sciences et technologies en 2008 ; « Le Bien être et le droit », Publications de la Sorbonne 2016, « L’essentiel des grands arrêts de la jurisprudence en droit de l’environnement », Paris LGDJ 2017 ; « Bilan et perspectives de l’Accord de Paris » éditions de l’IRJS LexisNexis 2017, « Quel(s) droit(s) pour les changement climatiques », éditions Mare & Martin 2018, « Droit et Changement climatique : aspects interdisciplinaires » éditions Mare & Martin, à paraître en mars 2020, « La Justice climatique : le climat au prétoire », aux CNRS éditions, sortie mai 2020, « Les Dynamiques du droit et du contentieux climatique : usages et mobilisations du droit dans la cause climatique » à paraître en juin 2020, Mare & Martin, « Les inégalités dans les innovations des sciences et des techniques » (co-dir avec Maryse Deguergue »), à paraître en mars 2020, aux Publications de la Sorbonne et « Quelle justice pour le climat : la justice climatique aujourd’hui » à paraître en juin 2020 aux éditions Léopold Mayer. Elle a également codirigé « La mondialisation des concepts en droit de l’environnement », paru chez LGDJ en 2019. Actuellement elle pilote trois programmes de recherches : La mobilisation du droit dans le contentieux climatique financé par le GIP Mission droit et justice, Legal Aspects of Climate Change Law, avec le Sabin Center for Climate Change Law, Columbia University à New York et FINCLIMLEX, Aspects juridiques du risque climatique, financé par l’ADEME.