Sels d’aluminium : la décision de la chambre de recours de l’ECHA au centre d’un contentieux devant le Tribunal de l’Union européenne par Alessandra Donati

Le 27 février 2020, la France a attaqué l’Agence européenne des produits chimiques (« ECHA ») devant le Tribunal de l’Union européenne pour contester la validité d’une décision rendue par la chambre de recours de l’ECHA en relation avec l’évaluation du sel d’aluminium (affaire T-127/20). Cette affaire est restée largement inaperçue jusqu’à sa publication dans le Journal officiel de l’Union européenne en juin 2020. Il s’agit pourtant d’une affaire de première importance qui remet en cause le fonctionnement de la chambre de recours de l’ECHA et, plus en général, l’intégrité des décisions rendues par cette Agence.

L’évaluation par la France de la toxicité des trois sels d’aluminium

Aux termes de l’article 45 du règlement n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques ainsi que les restrictions applicables à ces substances (« REACH »), les États membres se partagent l’obligation d’évaluation de centaines de substances chimiques produites et commercialisées de longue date, mais dont la sûreté n’a jamais été évaluée. Après cette évaluation, les experts nationaux soumettent leurs résultats à l’ECHA et aux autres États membres. Sur la base de ces résultats, l’ECHA rend son avis portant, le cas échéant, autorisation des substances chimiques en cause.

En 2014, la France a procédé à l’évaluation des dangers liés à l’utilisation de trois sels d’aluminium. Ceux-ci sont des substances chimiques employées dans les cosmétiques comme déodorant et comme coagulant dans le traitement primaire de l’eau. La plupart des anti-transpirants en contiennent, car ils sont efficaces pour freiner la sudation : appliqués sur la peau, ils réduisent le diamètre des pores, donc s’opposent à la sécrétion de sueur. Bien qu’ils soient autorisés et largement utilisés, leur toxicité fait débat. Certaines études démontrent en effet l’existence d’un lien entre les sels d’aluminium présents dans les déodorants anti-transpirants et la multiplication du risque de cancer du sein. Chargée de l’évaluation de ces substances, l’Agence nationale française de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (« ANSES ») a considéré que les trois sels d’aluminium présentaient un risque pour leur caractère potentiellement génotoxique, c’est-à-dire, toxique pour l’ADN. Sur cette base, la France a introduit une requête d’informations supplémentaires à l’ECHA. Accueillant la requête française, l’ECHA a demandé au consortium industriel produisant des sels d’aluminium (notamment BASF, Grace, Kemira) de fournir une étude sur la mutagénicité de ces substances. Cependant, les industriels se sont refusé de conduire cette étude et ont saisi la chambre de recours de l’ECHA.

Le fonctionnement de la chambre de recours de l’ECHA

Aux termes de l’article 76 REACH, la chambre de recours, instituée au sein de l’ECHA, statue de manière indépendante sur les recours formés contre les décisions prises par l’agence. Elle est composée d’un président et de deux autres membres. Le président et les deux membres ont des suppléants qui les représentent en leur absence. Le président, les autres membres et les suppléants sont désignés par le conseil d’administration de l’ECHA sur la base d’une liste de candidats proposée par la Commission à la suite d’un appel de manifestations d’intérêt publié au Journal officiel de l’Union européenne et dans d’autres organes de presse ou sur des sites internet. Ils sont désignés sur la base de l’expérience et de la compétence qu’ils possèdent dans le domaine de la sécurité des substances chimiques, des sciences naturelles ou des procédures réglementaires et judiciaires (Article 89 REACH). Comme il ressort du considérant 3 du règlement no 771/2008, l’expertise dont disposent les membres de la chambre de recours vise à garantir qu’une appréciation équilibrée des aspects tant juridiques que techniques puisse être effectuée par la chambre. Le mandat des membres de la chambre de recours, y compris le président et les suppléants, est de cinq ans. Il peut être prorogé une fois. Les membres de la chambre sont indépendants. Ils prennent leurs décisions sans être liés par aucune instruction. Ils ne peuvent exercer aucune autre fonction au sein de l’agence et ils ne peuvent pas être démis de leurs fonctions ni retirés de la liste au cours de leur mandat, sauf pour motif grave.

Les décisions adoptées par l’ECHA qui peuvent être contestées devant la chambre de recours portent notamment sur: (i) les exemptions à l’obligation générale d’enregistrement de certaines substances chimiques ; (ii) les rejets d’enregistrement; (iii) le partage de données; (iv) l’examen de propositions d’essais; (v) le contrôle de la conformité des enregistrements; (vi) l’évaluation de substances (Article 91 REACH). Pour ces décisions, un recours doit être formé auprès de la chambre de recours avant qu’une action ne puisse être intentée devant le Tribunal de l’Union européenne.

Toute personne physique ou morale peut former un recours contre une décision dont elle est destinataire ou d’une décision qui, bien qu’adressée à une autre personne, la concerne directement et individuellement. Le recours, dûment motivé, est déposé sous forme écrite auprès de l’Agence dans les trois mois suivant la notification de la décision à la personne concernée ou, en l’absence de notification, dans les trois mois suivant la date à laquelle la personne a eu connaissance de la décision (Article 92 REACH). Si, après consultation du président de la chambre de recours, le directeur exécutif de l’ECHA considère que le recours est recevable et fondé, il peut corriger la décision de l’ECHA dans les trente jours suivant le dépôt du recours. Dans les autres cas, le président de la chambre de recours examine, dans les trente jours suivant le dépôt du recours, si le recours est recevable. Dans l’affirmative, le recours est déféré à la chambre de recours en vue de l’examen des motifs. Les parties ont la faculté de présenter oralement des observations durant la procédure (Article 93 REACH).

La décision de la chambre de recours de l’ECHA

Dans sa décision en date du 17 décembre 2019, la chambre de recours a annulé la résolution de l’ECHA et a donné raison aux industriels. Ils n’auront pas à fournir l’étude complémentaire demandée par la France. Cette décision est fondée sur deux arguments majeurs. D’une part, la chambre de recours considère qu’il y a un manque de clarté et, à certains égards, de cohérence quant à savoir si le problème de génotoxicité concerne uniquement les trois substances ou, plus en général, tous les sels d’aluminium. D’autre part, la chambre estime qu’il revient à l’ECHA de démontrer la nécessité d’obtenir des informations supplémentaires dans le cadre de l’évaluation des substances chimiques. Ainsi, avant de demander de telles informations, l’ECHA devrait prouver : (1) qu’une certaine substance constitue un risque potentiel pour la santé humaine ou l’environnement et (2) que les informations demandées ont une possibilité réaliste d’amener à une amélioration des décisions de gestion de risque prises par l’ECHA. Par conséquent, dans le cas d’espèce, puisque l’Agence n’a pas démontré l’existence d’un risque potentiel lié à l’utilisation de trois sels d’aluminium et le besoin d’obtenir de nouvelles informations pour procéder à son évaluation, la chambre de recours a considéré que la requête d’informations supplémentaires n’était pas fondée.

Le recours de la France contre la décision de la chambre de recours

En février 2020, la France a attaqué la décision de la chambre de recours devant le Tribunal de l’Union européenne (affaire T-127/20). Elle a demandé au Tribunal d’annuler cette décision sur la base des griefs suivants. Premièrement, la France considère que la chambre de recours a commis une erreur de droit en jugeant dans la décision attaquée que l’ECHA aurait dû tenir compte d’une étude de 1997 (l’étude Schönholzer) alors même que cette étude ne lui avait pas été communiquée au cours de la procédure d’évaluation. Cette étude, un essai de toxicocinétique, c’est-à-dire une évaluation du comportement d’une substance toxique dans l’organisme, n’a donc pas pu être évaluée par les scientifiques, mais a été prise en compte par la chambre de recours dans sa décision. Deuxièmement, la France estime que la chambre de recours a commis une erreur de droit en se fondant, dans la décision attaquée, sur une interprétation erronée de la jurisprudence du Tribunal de l’Union européenne (v. notamment T‑755/17 et T-125/17) selon laquelle, pour prouver qu’une demande d’informations supplémentaires sur une substance est nécessaire, l’ECHA doit démontrer qu’il existe une possibilité réaliste que les informations demandées permettent de prendre des mesures de gestion des risques améliorées. Si cette interprétation devait être validée par le Tribunal de l’Union cela reviendrait à refuser l’accès à des données au motif que l’usage qui en sera fait par les pouvoirs publics n’est pas précisé ou qu’il ne semble pas à même d’améliorer la gestion du risque. Cette conclusion soulève des perplexités. Quid des situations dans lesquels les informations complémentaires sont nécessaires pour évaluer la présence d’un risque incertain qui pourrait présenter des effets dangereux pour l’environnement et la santé publique sans que pour autant il soit possible d’établir l’existence d’un lien direct de causalité, voire d’une possibilité réaliste d’amélioration de la gestion du risque suite à l’obtention de ces informations? C’est précisément dans ces circonstances que la divulgation par les industriels d’informations complémentaires pourrait aider l’ECHA lors de l’évaluation du risque.

La lettre de dix pays européens demandant une limitation des pouvoirs de la chambre de recours

Dans l’attente de la décision du Tribunal, dix pays européens (Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Espagne et Suède) ont envoyé une lettre conjointe à la Commission européenne lui demandant, entre autres, de limiter le pouvoir de la chambre de recours lorsque les experts des États membres concordent sur le contenu d’une décision. Selon les signataires, la chambre de recours, qui dispose d’une compétence scientifique limitée, ne devrait pas pouvoir remettre en question les décisions prises par l’ECHA lorsqu’un consensus scientifique existe entre ses experts. La possibilité de présenter un recours devant la chambre devrait partant être limitée aux seuls cas dans lesquels ce consensus n’existe pas et qu’il est nécessaire de trancher parmi les différentes opinions en cause. De plus, en s’alignant sur la position défendue par la France dans l’affaire concernant les sels d’aluminium, les pays signataires estiment qu’il est nécessaire de clarifier les hypothèses dans lesquelles des informations supplémentaires sur une substance objet d’évaluation peuvent être demandées aux industriels. Les dispositions à ce jour applicables – telles qu’interprétées par la chambre de recours – ne permettent pas en effet de clarifier la présence d’un danger potentiel lorsque le critère établi par la chambre (c.-à-d. la possibilité réaliste d’amélioration de la gestion du risque par le biais d’informations supplémentaires) ne peut pas être respecté, puisque l’obtention de ces informations est un préalable pour l’évaluation de la toxicité d’une substance.

Conclusion

L’affaire introduite par la France à l’encontre de l’ECHA (affaire T-127/20) soulève des questions de taille relatives au pouvoir discrétionnaire des agences européennes et, plus particulièrement, aux compétences et aux modes de fonctionnement des organes de résolution des litiges établis au sein de celles-ci. Dans le cas spécifique de l’ECHA, cette affaire doit être interprétée dans la lignée de la jurisprudence du Tribunal qui, au cours des dernières années, a été amené à clarifier l’objet et l’intensité du contrôle de légalité effectué par la chambre de recours vis-à-vis des décisions de l’ECHA (v. notamment T‑755/17 et T-125/17). À la lumière de cette jurisprudence, il reviendra au Tribunal, mais aussi à la Commission, si l’appel des dix pays signataires de la lettre réclamant une modification du modus operandi de la chambre de recours est écouté, d’établir un équilibre permettant de préserver tant l’indépendance de cette chambre que le pouvoir discrétionnaire de l’Agence. La résolution de l’affaire en question ainsi qu’une possible modification des règles de fonctionnement de la chambre de recours requièrent en effet de trouver une mise en balance entre les intérêts souvent contradictoires qui caractérisent la relation entre l’ECHA et sa chambre de recours. D’une part, la chambre de recours a été conçue comme un organe indépendant de l’ECHA, composé par ses propres membres qui décident de manière autonome sur les recours portés par tout intéressé contre l’ECHA. Comme il l’a été spécifié par le Tribunal de l’Union, la chambre de recours est ainsi habilitée à réexaminer les décisions de l’ECHA non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur les plans scientifique et technique (T‑755/17 et T-125/17). La procédure devant la chambre de recours a une nature contradictoire et, bien que la chambre ne soit pas tenue de réexaminer entièrement les faits objet du litige, elle a le pouvoir d’effectuer un contrôle poussé de la légalité de la décision de l’ECHA (T‑755/17 et T-125/17). D’autre part, l’indépendance et le pouvoir de contrôle attribué à la chambre de recours sont limités par sa nature même d’organe d’appel institué au sein de l’ECHA avec qui elle entretient une relation étroite. Premièrement, les membres de la chambre de recours sont nommés, sur proposition de la Commission européenne, par le conseil d’administration de l’ECHA. Deuxièmement, le nombre réduit de ses membres (le président plus deux membres et les suppléants respectifs) limite la possibilité de disposer de compétences scientifiques et techniques nécessaires pour apprécier le bien-fondé des décisions de l’ECHA. À cet égard, comme il le démontre l’affaire en question, on pourrait se demander si la chambre de recours dispose effectivement des moyens suffisants pour apprécier, de manière indépendante et avec la compétence nécessaire, la légalité des décisions de l’ECHA souvent adoptées à la suite de procédures d’évaluation scientifique et technique hautement complexes et spécialisées. Troisièmement, une fois rendue, la décision de la chambre de recours lie l’ECHA qui n’a pas le pouvoir de présenter un recours contre sa propre chambre. Si, comme dans l’affaire commentée, la chambre de recours adopte une décision contraire à celle de l’Agence, cette dernière n’a pas le pouvoir de saisir le Tribunal de l’Union, mais doit s’en remettre aux autres parties au procès (en l’espèce, la France) pour contester la décision rendue par la chambre de recours.

 

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Alessandra Donati est Senior Research Fellow à l’Institut Max Planck de Luxembourg. Elle est aussi avocate en Italie et France. Elle a obtenu sa thèse de doctorat à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne avec une thèse sur le principe de précaution en droit de l’Union européenne.

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