Proposition de directive sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs de plateformes numériques, Claire Marzo 

Le choix du salariat signifie-t-il le report de la recherche d’une protection sociale plus universelle

La proposition de directive du Parlement  européen et du Conseil sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs de plateformes numériques était très attendue pour répondre aux besoins de plus en plus analysés et démontrés des travailleurs de plateformes de travail numériques (voir par exemple ce rapport). Les travailleurs de ces plateformes de travail (Uber, Deliveroo, etc) sont parfois dans une situation critique en particulier en matière de droit du travail et de protection sociale.

La proposition est finalement parue le 19 décembre 2021. Elle est accompagnée d’un train de mesures qui comprend inter alia une communication intitulée « de meilleures conditions de travail pour une Europe sociale plus forte : tirer pleinement partie de la numérisation pour l’avenir du travail » et un projet de lignes directrices précisant l’application du droit de la concurrence de l’Union européenne aux conventions collectives des travailleurs indépendants et en particulier aux travailleurs de plateforme numérique.

La proposition de directive prévoit des mesures visant à déterminer le statut professionnel des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes de travail numériques et consacre de nouveaux droits tant pour les travailleurs salariés que pour les travailleurs indépendants en ce qui concerne la gestion algorithmique. Nous ne nous attarderons pas sur ces nouveaux droits relatifs à la traçabilité et la transparence dans l’utilisation des algorithmes, ni sur les obligations des plateformes en matière de déclaration de travail aux autorités nationales et de mise à disposition d’informations essentielles. Nous nous concentrerons sur le premier apport de cette proposition qui consiste à garantir la bonne détermination du statut professionnel des travailleurs de plateformes par le biais d’une présomption de salariat (I). Cette proposition consacre le choix européen du salariat (II) et reporte la recherche d’une protection sociale plus universelle (III).

I- La présomption de salariat

La Commission européenne cherche à débusquer ce qu’on a pu appeler les faux indépendants ou encore les travailleurs indépendants juridiquement et dépendants économiquement. L’article 4§1 dispose que « la relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique qui contrôle l’exécution du travail et une personne exécutant un travail par le biais de cette plateforme, sera juridiquement présumée être une relation de salariat » (traduction de l’auteur). Elle fournit une liste de critères permettant de déterminer le « contrôle de l’exécution du travail », critère déterminant. Si la plateforme remplit au moins deux de ces critères, elle est juridiquement présumée être un employeur. Les personnes qui exercent leur activité par son intermédiaire peuvent alors jouir des droits sociaux et des droits du travail qui découlent du statut de salarié. En découle un renversement de la charge de la preuve puisque les plateformes pourront contester la qualification (article 6). Il leur incombera de prouver qu’il n’existe pas de relation de salariat (article 5).

La Commission européenne fait le choix du salariat. Elle décide de refléter la dichotomie qu’on retrouve généralement dans les Etats membres (si ce n’est que certains Etats, comme l’Espagne, ont un troisième statut supplémentaire) et d’ancrer cette proposition dans le droit existant pour s’assurer que de nombreux travailleurs de plateformes seront qualifiés de salariés. Ils bénéficieront à ce titre et en vertu du droit national applicable, de droits plus riches que les travailleurs indépendants, en particulier en matière de droit du travail (salaire minimum, négociation collective, temps de travail, santé-sécurité, congés payés et de protection sociale (accidents du travail, chômage, maladie et retraite, voir §6 du mémorandum explicatif).

II-Le choix du salariat

Ce choix s’exprime à travers une présomption de salariat. La Commission aurait pu envisager d’imposer cette qualification, via une directive de droit dur ; comme celle sur le temps de travail qui imposait des horaires et des obligations clairs. On sait que les législateurs espagnols et italiens ont sauté le pas en adoptant une législation sur le travail de plateformes. La Commission préfère toutefois laisser une plus grande marge de manœuvre aux Etats. D’ailleurs, les trois options envisagées (la présomption ici présentée, un troisième statut ou encore le seul renversement de la charge de la preuve incombant à la plateforme en cas de requête d’un travailleur), excluaient de prime abord un texte trop contraignant. Cette option, la plus protectrice des trois, est appuyée par les syndicats (voir la consultation) ainsi que par la Parlement européen (voir son rapport).

III- Le report de la recherche d’une protection sociale plus universelle ?

Néanmoins, l’inconvénient de cette solution est d’oublier ceux dont les contrats ne feront pas l’objet d’une requalification. Si les articles 6 à 10 accordent des droits en matière de gestion algorithmique aussi bien aux travailleurs indépendants qu’aux salariés, et si le considérant 23 de la proposition encourage les Etats à améliorer les conditions de travail des vrais travailleurs indépendants de plateformes, il faut noter que seuls les salariés auront une protection sociale renforcée. De nombreux arrêts dans tous les Etats membres ont montré que la requalification était parfois difficile (voir par exemple le récent arrêt Deliveroo en Belgique).

D’une certaine façon, les plateformes sont encouragées à se saisir elles-mêmes de la protection sociale de ces travailleurs indépendants puisqu’il est indiqué que « le choix des plateformes, qu’il soit purement volontaire ou en accord avec les personnes concernées, de payer aux indépendants travaillant sur la plateforme une protection sociale ou une assurance en cas d’accident du travail ou autre, des formations ou des prestations similaires, ne devrait pas être considéré comme un élément déterminant pour identifier l’existence d’une relation d’emploi » (traduction de l’auteur, considérant 23 de la proposition). On peut comprendre cette proposition comme un encouragement aux plateformes -sans les y contraindre- de protéger leurs travailleurs, mais aussi comme une reconnaissance du désengagement de l’Etat.

Laisser cette protection sociale au bon vouloir des plateformes est en contradiction avec le cinquième principe du pilier européen des droits sociaux qui prône le nouveau principe de neutralité du statut d’emploi, c’est-à-dire l’absence de différenciation entre travailleurs salariés et indépendants quant aux conditions de travail et d’accès à la protection sociale (Voir Marzo). Il s’oppose encore à l’universalité en matière de protection sociale prônée par l’agenda de travail décent de l’Organisation internationale du travail.

Reste à voir si cette proposition sera retenue par le Conseil et le Parlement européen et si l’objectif annoncé  d’amélioration des conditions de travail de tous les travailleurs de plateformes (voir les orientations politiques ou le programme de travail pour 2021de la Commission) a vocation à être intégré dans d’autres mesures afin de prendre en compte les autres travailleurs de plateformes, peut-être par le biais d’une autre initiative au titre du plan d’action sur le socle européen des droits sociaux ou en lien avec la proposition de directive sur un salaire minimum.

Claire Marzo, Maître de Conférences en droit public à l’Université Paris Est (UPEC); Coordinatrice du projet ANR JCJC CEPASSOC (N° ANR-20-CE26-001-01), Site web : https://cepassoc.hypotheses.org/, Contact : cepassoc@u-pec.fr.

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