par Alessandra Donati et Guénolé Houitte de la Chesnais
Europe, jeunes et climat
2022 est l’année européenne de la jeunesse. Sous l’impulsion des institutions européennes, cette année se veut en effet consacrée à la réflexion sur l’importance des jeunes dans la construction d’un avenir « meilleur – plus vert, plus inclusif et numérique ».
Or, selon une étude récente, intitulée « Inégalités intergénérationnelles dans l’exposition aux extrêmes climatiques » publiée le 26 septembre 2021 dans la revue Science, si le réchauffement climatique poursuit sa trajectoire actuelle, les enfants qui sont aujourd’hui âgés de six ans vivront deux fois plus de cyclones et de feux de forêt que leurs grands-parents, nés dans les années 1960, mais aussi trois fois plus de crues et cinq fois plus de sécheresses. Plus frappant encore, ils subiront une trentaine de vagues de chaleur, contre, en moyenne, deux à quatre pour leurs aïeuls.
La prise de conscience des jeunes quant aux conséquences et à la rapidité des changements climatiques en cours ne se traduit pas, seulement, par un sentiment diffus d’éco-anxiété, mais aussi par la volonté d’un grand nombre d’entre eux de s’impliquer et de passer à l’action. Ainsi, les jeunes jouent un rôle clé au niveau local, national et mondial en sensibilisant l’opinion publique, en organisant des programmes éducatifs, en protégeant la nature, en promouvant les énergies renouvelables, en adoptant des pratiques favorables à l’environnement et en exécutant des projets d’adaptation et d’atténuation.
Toutefois, si comme l’affirme la Commission européenne, « l’avenir de notre planète est entre les mains des jeunes », savons-nous exactement ce qu’ils pensent et ce qu’ils s’attendent de l’Union européenne ? Sommes-nous en mesure de répondre à leurs questions et de donner suite à leurs demandes ? Et surtout, sommes-nous vraiment prêts à les écouter et à engager avec eux un dialogue intergénérationnel sur l’Europe et le climat ?
C’est à ces objectifs d’écoute et de dialogue que répond ce billet à partir de l’interview d’un jeune étudiant, militant pour le climat, que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans un auditoire universitaire.
À l’écoute d’un jeune sur l’Europe et le climat
1ère question : Vous vous définissez comme un militant pour le climat, quelle est l’origine de votre engagement et en quoi se concrétise-t-il ?
Je suis Guénolé, j’ai 19 ans et je suis militant pour le climat. Mon engagement a débuté en 2018-2019, lors des premières grèves mondiales pour le climat. Après avoir transformé mon mode de vie individuel, j’ai vite compris que l’urgence était à faire société autour de la lutte écologique. C’est pourquoi je me suis engagé dans plusieurs organisations et initiatives : La Fresque du Climat, Greenpeace, COP territoriale de la Métropole du Grand Nancy, et plus récemment, je suis devenu membre du Conseil national de Fridays For Future France.
2ème question : Comment jugez-vous l’action de l’Union européenne en matière climatique ?
Je crois que l’Union européenne a une grande responsabilité dans la crise climatique, mais elle est aussi une puissance formidable qui pourrait enclencher un vrai virage écologique dans les 27 États membres.
Plusieurs instruments et politiques existent au sein de l’Union, sans vouloir être exhaustif, je me limiterai à en indiquer quelques-uns : le Green deal et les objectifs de la Communication « Fit for 55 », le marché carbone, des règlements et directives sur la pollution de l’air ou les pesticides, etc. Toutefois, les dispositions et objectifs écologiques de l’UE sont à nuancer dans leur portée.
Nous pouvons prendre l’exemple de la PAC (Politique Agricole Commune), qui, en substance, conditionne une partie de ses aides à des pratiques environnementales. Au premier abord, cela semble être une avancée, même si, selon moi, 100% des aides, et non seulement une partie, devraient être conditionnées à l’atteinte d’objectifs écologiques. De plus, si l’on regarde un petit peu plus en détail, on se rend compte que ces « pratiques environnementales » sont très peu contraignantes et qu’en vérité, la plupart des exploitations les remplissent déjà, même en utilisant pesticides, engrais chimiques et en pratiquant la monoculture.
Même constat dubitatif pour la taxonomie verte européenne, une classification des activités économiques ayant un impact favorable pour l’environnement. Cette dernière oriente les investissements publics et privés de plus de 11 000 acteurs (institutions financières, entreprises, États) au sein de l’Union. La récente décision d’y intégrer une énergie fossile, le gaz, entre en contradiction avec l’objectif affiché de neutralité carbone. Tout comme certains traités de libre-échange, qui ne comportent pas ou peu de clauses environnementales (CETA, Nouvelle-Zélande et MERCOSUR en négociation, etc.). En bref, il existe encore des politiques en demi-teinte, qui pourraient même être considérées comme « climaticides » au sein de l’UE.
Dans ce contexte, comment voulons-nous atteindre des objectifs de réduction des émissions et de protection de la biodiversité si nous ne nous en donnons pas les moyens ? Il existe, pour moi, une vraie contradiction entre les objectifs affichés et certaines dispositions du droit de l’Union européenne.
3ème question : Qu’est-ce qu’il serait nécessaire de faire, selon vous, pour mieux faire face à la crise climatique ?
Je crois qu’il ne faut pas se contenter de pointer du doigt la portée des politiques de l’UE ou se limiter à imaginer des améliorations de l’appareil législatif européen.
Réfléchir en dehors du cadre
Il faut, tout d’abord, réfléchir en dehors du cadre, car il est clair que les dispositions actuelles ne permettent pas de préserver suffisamment les conditions d’habitabilité de la planète, pour les générations futures, mais aussi pour l’ensemble du vivant. On peut, par exemple, questionner l’objectif même de neutralité carbone en 2050. Est-ce bien sérieux et respectueux pour les jeunes et les générations futures que les générations actuelles épuisent les ressources de la planète en privant les générations à venir de leur droit de jouir d’un environnement sain ? Un monde à +1,1°C de réchauffement est déjà effrayant : les canicules, feux de forêt ou submersions nous frappent déjà de plein fouet. Un tiers du Pakistan est sous l’eau, et nous devrions accepter l’idée de réchauffer le climat pendant encore 28 ans ? Bien sûr, on répondra aux jeunes qu’il faut être réaliste, que la neutralité pour 2050 est déjà un défi immense. Mais je crois que c’est surtout un filet de sécurité pour bon nombre d’acteurs, qui cherchent à repousser le changement à demain plutôt que d’enclencher un virage radical dès aujourd’hui.
Faire émerger un nouveau récit
Il faut, ensuite, faire émerger un nouveau récit rendant possible une bifurcation collective rapide. Il nous faut faire comprendre à chacun et chacune que les utopistes, ce sont ceux qui souhaitent faire perdurer un modèle de croissance infinie dans un monde fini. Il nous faut bousculer de nombreuses croyances, encrées dans l’imaginaire collectif, pour organiser une société humaine compatible avec les limites physiques que nous impose la planète. Il est certain que nous ne parviendrons pas à atténuer suffisamment la catastrophe écologique en faisant de la « croissance verte » ou en promettant des aéroports neutres en carbone dans 30 ans.
Je crois qu’une partie grandissante des jeunes générations devient lucide vis-à-vis de ces promesses vides des dirigeants et dirigeantes. Nous comprenons bien que les dispositions actuelles nous conduisent au précipice et nous le faisons entendre. Nous faisons grève certains vendredis, nous interpellons les élu.e.s et certaines multinationales lorsque leurs projets vont à l’encontre de l’atteinte des objectifs climatiques. Mais surtout, nous voulons embarquer un maximum d’acteurs et d’actrices dans cette bascule qui ne peut qu’être vertueuse. Nous avons besoin des politiques, des entreprises de tous les secteurs, de l’ensemble de la société civile, des philosophes, des artistes, etc.
Nous avons aussi évidemment besoin des juges et avocats pour rendre illégal tout projet incompatible avec la préservation d’une planète habitable. Il est temps de se doter d’outils juridiques pour empêcher tout nouveau projet fossile, pour protéger le droit à la vie dans un environnement sain. Reconnaître le crime d’écocide serait par exemple une grande avancée en la matière.
Il faut également appliquer plus rigoureusement les principes juridiques qui existent dès à présent dans le droit européen, comme le principe de précaution. Celui-ci devrait empêcher l’industrie minière d’exploiter des fonds marins inconnus, l’industrie chimique de produire et vendre des pesticides aux conséquences environnementales et sanitaires potentiellement désastreuses, l’industrie fossile d’exploiter des nouveaux puits de pétrole ou champs gaziers.
En bref, à mon sens, l’UE devrait faire de la lutte contre la catastrophe écologique son nouveau ciment. Face au regain de l’extrême droite partout en Europe, il est temps pour moi de s’unir pour répondre à une crise globale qui ne pourra être surmontée qu’avec solidarité et coopération. Ne nous trompons pas de combat, comprenons bien que l’urgence n’est pas au repli nationaliste, mais au contraire, à transformer ensemble un cadre de pensée politique, économique, juridique encore incompatible avec la préservation d’une planète habitable.
Le dialogue avec un jeune sur l’Europe et le climat
Si, comme l’indique Guénolé, le pacte vert européen constitue une avancée majeure dans le chemin vers la transition écologique et la PAC, la taxonomie verte européenne et les traités de libre-échange soulèvent effectivement des questionnements quant à leur compatibilité avec l’objectif d’un développement durable, ce n’est pas à leur analyse que je voudrais me livrer ici.
Le besoin d’une justice climatique intergénérationnelle
À mon sens, encore plus central, est le point soulevé par Guénolé qui concerne la capacité du droit de l’Union européenne à préserver suffisamment les conditions d’habitabilité de la planète, pour les jeunes générations et pour celles à venir. Ainsi, comme il nous le demande, « est-ce bien sérieux et respectueux pour les jeunes et les générations futures que les générations actuelles épuisent les ressources de la planète en privant les générations à venir de leur droit de jouir d’un environnement sain » ? C’est une question de justice intergénérationnelle qui se pose.
À cet égard, il convient de relever que, traditionnellement absentes des textes législatifs européens, les générations futures, auxquelles il faut ajouter aussi les jeunes générations d’aujourd’hui, commencent à apparaître en filigrane de plusieurs textes adoptés dans les dernières années au niveau de l’Union. À titre d’exemple, dans le cadre du pacte vert européen, la Commission se fixe pour objectif de lancer une « nouvelle stratégie de croissance pour l’UE qui soutienne la transition vers une société plus équitable répondant aux défis posés par le changement climatique, en améliorant la qualité de vie des générations actuelles et futures ». La référence aux générations futures ne se limite pas au texte du pacte vert européen, mais est également réitérée dans certaines actions, stratégies et propositions législatives le mettant en œuvre. Ainsi dans la communication « Fit for 55 », la Commission considère que « les générations futures subiront le poids de tempêtes, d’incendies de forêt, de sécheresses et d’inondations plus fréquentes et plus intenses, ainsi que des conflits qu’ils pourraient déclencher dans le monde entier. La lutte contre ces crises est donc une question de solidarité intergénérationnelle et internationale ».
Compte tenu des références de plus en plus nombreuses aux générations futures, quels instruments devraient être mobilisés en droit de l’Union pour mieux prendre en compte aujourd’hui leurs intérêts ?
À mon sens, la protection des générations futures en droit de l’Union devrait être assurée par une stratégie à quatre volets, fondée sur les principes suivants : le principe de développement durable, le principe de précaution, le principe de solidarité entre les générations et le principe de non-régression. Si les trois premiers principes sont déjà présents en droit de l’UE, même si leur application révèle souvent des faiblesses, le principe de non-régression n’a pas encore été consacré par le droit de l’Union, mais son introduction paraît souhaitable. C’est au croisement de ces principes et par le biais de l’interaction que le principe de justice intergénérationnelle devrait ainsi être appréhendé en droit de l’Union.
Le principe de développement durable
Premièrement, c’est au principe de développement durable qu’il y a lieu de se référer. Défini, comme celui qui permet de répondre au besoin des générations actuelles, sans compromettre ceux des générations futures, ce principe est prévu, inter alia, par l’article 3(3) TUE, selon lequel, l’Union « œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Or, malgré son énonciation dans les traités, et son inclusion dans une pluralité de directives et de règlements, le principe de développement durable a une portée normative limitée. Il n’engendre pas, en effet, une obligation pour les institutions d’atteindre ce développement, mais se limite à leur imposer de tout mettre en œuvre pour y parvenir. Sur le modèle de la nouvelle loi climatique qui fixe des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre, il serait souhaitable, dans une perspective de justice intergénérationnelle, que le développement durable se traduise dans une série d’objectifs fermes et clairs pour les institutions européennes.
Le principe de précaution
Deuxièmement, c’est le principe de précaution qui devrait être mobilisé pour assurer la protection des générations futures. Prévu à l’article 191, paragraphe 2, TFUE, ce principe est un principe d’action anticipée qui impose aux institutions européennes d’anticiper le temps de leur action et d’agir, dans un but de protéger l’environnement et de la santé publique, même si le risque en cause est incertain, du point de vue scientifique. Puisque les risques qui affectent l’environnement et la santé publique ont généralement un horizon temporel étendu et qu’on ne sait pas si leurs conséquences dommageables pourraient affecter cette génération ou celles à venir, la précaution constitue un outil clé pour assurer la préservation des conditions environnementales et climatiques au bénéfice de cette génération et de celles à venir. Toutefois, le principe de précaution est souvent non appliqué (comme dans le cas du glyphosate), ou appliqué tardivement (comme dans le cas de la Covid-19) et il demeure difficile de faire valoir devant la CJUE sa violation. Ainsi, à mon sens, pour mieux protéger les générations futures, il serait opportun, d’un côté, de consolider son usage par les institutions européennes lorsque les conditions pour son application se présentent et, de l’autre côté, de renforcer l’arsenal juridique permettant de sanctionner un défaut d’application.
Le principe de solidarité entre les générations
Troisièmement, c’est le principe de solidarité entre les générations qui devrait être pris en compte. À cet égard, l’article 3, paragraphe 3, TUE prévoit que l’Union « combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant ». En plus de son application concernant les relations entre les membres d’une même génération (solidarité intragénérationnelle), ce principe a aussi une dimension intergénérationnelle. À ce jour, il a été notamment interprété comme donnant lieu à des obligations de solidarité entre les jeunes générations et les générations plus âgées, notamment en ce qui concerne les relations entre les enfants et les parents, la participation sociale des personnes âgées et des enfants dans les communautés, l’accessibilité des pensions et des soins aux personnes âgées. Or, dans le cadre de la crise climatique, le principe de solidarité pourrait être interprété comme engendrant aussi l’obligation des générations plus âgées de préserver l’environnement et le climat de manière à léguer aux jeunes générations une planète habitable. Le même constat pourrait s’étendre de manière à y inclure aussi les générations futures. Dans cette perspective, l’humanité dans son ensemble se transformerait en une communauté intergénérationnelle dans laquelle tous les membres se soucieraient les uns des autres, pour atteindre l’objectif commun de la survie de l’humanité.
Le principe de non-régression environnementale
Quatrièmement, c’est au principe de non-régression qu’il convient de se tourner. Malgré le développement remarquable du droit européen de l’environnement qui, dans les dernières années, a été étendu pour atteindre un niveau de protection plus élevé, ses accomplissements ne sont pas immuables. Ainsi, des intérêts économiques divergents, une crise sanitaire majeure comme celle de la Covid-19, ou une volonté politique différente pourraient le remettre en cause en réduisant le niveau de protection déjà atteint. Dans ces conditions, le principe de non-régression environnementale répond à la nécessité de protéger le niveau acquis de protection de l’environnement. Il traduit l’idée que ce dernier ne doit pas être réduit par l’adoption d’un acte ultérieur et que le niveau le plus élevé de protection de l’environnement doit toujours être recherché.
En droit de l’UE, le principe de non-régression environnementale n’est pas inclus dans un texte législatif à valeur contraignante. Toutefois, le Parlement européen, dans sa résolution du 29 septembre 2011, a appelé à sa reconnaissance en droit de l’Union dans le contexte de la protection de l’environnement ainsi que des droits fondamentaux.
L’introduction en droit de l’UE du principe de non-régression environnementale permettrait de compléter la boîte à outils dont disposent les institutions pour assurer, dans une perspective intergénérationnelle, la protection de l’environnement. Non seulement le législateur européen serait en mesure d’œuvrer pour un avenir durable en anticipant le risque en jeu et en promouvant la solidarité envers les générations futures, mais il pourrait également garantir que le haut niveau de protection recherché ne serait pas remis en cause par l’adoption d’une législation régressive ultérieure. Dans cette perspective, le principe de non-régression permettrait de stabiliser l’acquis environnemental et d’en assurer l’héritage aux jeunes générations et à celles futures.