« Discontinuité » dans le fret ferroviaire français

un choix strictement national qui remet, à nouveau, en avant le procès en libéralisme de la Commission européenne.

Le ministre délégué chargé des transports, Clément Beaune annonce depuis quelques semaines que la disparition de la branche fret de la SNCF est nécessaire pour faire naitre un nouvel opérateur public, au sein du groupe SNCF, dans le cadre d’un recours augmenté au fret ferroviaire d’ici à 2030. Ce qui s’apparente à un coup d’accordéon comptable viserait à favoriser un effet de levier financier et ainsi sauver une activité économique, à défaut d’une entreprise, que sa dette trop lourde empêche d’être rentable. L’autre pan de cette décision politique s’inscrit dans la volonté du gouvernement Borne d’un plan ferroviaire, pour un renouveau du fret ferroviaire, outil indispensable aux engagements français et européens dans la lutte contre le dérèglement climatique.

Tout serait donc sur les rails pour redynamiser le transport par fret et correspondre aux objectifs environnementaux si ce n’était que, derrière cette décision du gouvernement français, n’apparaisse, encore, le reproche d’une contrainte exercée par l’hydre libérale que serait la Commission européenne. Certes, il n’y a rien de bien neuf dans cette critique politique du rôle de la Commission dans la régulation économique, mais ce qui est plus intéressant vient du fait que ce libéralisme, voulant une concurrence toujours plus libre, serait en contradiction avec les engagements climatiques et environnementaux tels que formulés dans le Pacte vert européen.

Mais de quoi parle-t-on ? Entre 2008 et 2019, les différents gouvernements français ont octroyé une série d’aides à l’opérateur Fret SNCF, sous la forme d’avances sur trésorerie d’un montant approchant le milliard d’euros, d’une annulation de dettes pour un montant de quelques cinq milliards d’euros auxquelles s’ajoutait une augmentation de capital de près de cent millions d’euros. Ces aides ont été envisagées dans la continuité de trois réformes législatives, 2009, 2014 puis 2018, modifiant profondément l’organisation capitalistique, financière et comptable du groupe SNCF.

Ce sont ces considérations qui, le 26 janvier 2017, ont amené la Commission à transmettre une première demande de renseignements à la France, entrainant des discussions régulières avec le gouvernement français et portant sur la légalité de ces aides et leur participation aux objectifs du Pacte vert européen. Les éléments échangés n’ayant pas abouti à écarter les interrogations de la Commission, celle-ci, conformément à son pouvoir de contrôle permanent des aides d’État prévu à l’article 108 TFUE, a, par une décision du 18 janvier 2023, ouvert la perspective d’un contentieux devant le tribunal de l’Union.

Que reproche-t-on à la Commission européenne dans ce domaine ?

De « casser », ni plus ni moins, le fret ferroviaire français à l’heure de l’application du Pacte vert européen, donnant à la Commission européenne le mauvais rôle dans la transition écologique, quand on sait que l’Agence européenne de l’environnement chiffre les rejets de CO2 du fret ferroviaire à 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Le constat est sans appel, le fret ferroviaire émettant trois à quatre fois moins de CO2 que la route, il est absurde de vouloir sa disparition par l’application (trop) rigoureuse des règles de concurrence.

Pourtant, la Commission européenne joue un rôle important dans la réglementation et la promotion du transport ferroviaire de fret au sein de l’Union européenne, en application de l’article 100, paragraphe 1, TFUE. Et dès avant le cadre du Pacte vert européen, la Commission européenne promouvait la durabilité et l’efficacité énergétique dans le transport ferroviaire de fret au travers de différents axes des lignes directrices concernant les aides d’État aux entreprises ferroviaires de 2008. Ainsi, elle y encourageait, l’utilisation de technologies respectueuses de l’environnement, comme les locomotives électriques, et soutenait la transition vers un transport plus propre, par la possibilité d’aides d’État au renouvellement de matériel roulant.

Elle met également l’accent sur la multimodalité en favorisant l’intégration entre le transport ferroviaire, le transport routier et le transport maritime pour optimiser les chaînes logistiques, ainsi que prévue par l’article 93 TFUE (anciennement 73 TCE). Ainsi, avant d’évoquer, l’affaire en cours, il est intéressant de rappeler qu’en 2022, la Commission autorisait un régime français de 450 millions d’euros visant à soutenir le transport ferroviaire par wagons isolés.

Mais ce tableau est terni par une spécificité du transport ferroviaire. Comme souvent, la libéralisation d’un secteur économique s’effectue par étapes, mais pour le transport ferroviaire, les deux marchés, fret et passagers, ont fait l’objet d’un calendrier distinct. Depuis, la directive n°91/440/CEE du Conseil du 29 juin 1991 relative au développement de chemins de fer communautaire, plusieurs fois modifiée, a achevé d’ouvrir à la concurrence des services de fret internationaux depuis le 1er janvier 2006 et les services de fret nationaux depuis le 1er janvier 2007 alors que ce n’est que le 13 décembre 2009, que la libéralisation du transport de voyageurs est effectuée.

Il a donc fallu, lors de la publication des lignes directrices de 2008, que le régulateur européen envisage plus particulièrement la restructuration des entreprises ferroviaires jusqu’au 1er janvier 2010, année charnière dans la démonopolisation du transport ferroviaire, du fait de l’ouverture à la concurrence de cet autre marché, qu’est celui des passagers.

La légalité des aides d’État françaises, la seule question à se poser

La période d’analyse des aides d’État françaises couvre donc plusieurs périodes. D’abord, celle allant de 2008 à 2009 qui prend en compte une restructuration possible des opérateurs alors que ceux-ci confondaient encore, dans une même entité juridique, les activités de fret et de passagers, puis 2010 à 2019 alors que toute restructuration de l’activité fret est subordonnée à cette séparation juridique.

Toute cette affaire débute lorsque la France a ouvert son marché domestique de fret ferroviaire de manière anticipée le 31 mars 2006 au lieu du 1er janvier 2007, en contrepartie de l’autorisation, donnée par la Commission européenne, de verser une aide d’État d’un montant de 1,5 milliard d’euros à la branche fret de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF). On relèvera, au passage, que la Commission européenne n’est pas celle qui « dit toujours non ». Toujours, est-il, que cette aide conséquente en prenant place dans le principe de l’aide unique tel qu’il est rappelé dans le chapitre 6 des lignes directrices de 2008. Dès lors, les deux réformes ferroviaires qui ont fait et défont, en 2009 puis 2014, le Groupe SNCF, autour de la place du gestionnaire de réseau (RFF puis SNCF Réseaux), n’ont pu que fait craindre l’opposabilité du droit de l’Union à toutes nouvelles aides.

Cette prise de risque des gouvernements français, est-ce de cela que le ministre Beaune parle quand il évoque qu’ «il s’agit de sortir des pièges du passé » ?, avait fait l’objet de deux mises en garde. Ce sont, lors des débats autour de la réforme de 2009, des observations de la part du Conseil de la concurrence, devenu Autorité de la concurrence, qui pointaient les risques économiques et de rentabilité faute d’une meilleure répartition des compétences entre les opérateurs d’infrastructures (RFF) et de transport (SNCF). Puis, dans la perspective de la réforme de 2014, il faut mentionner une décision de l’ARAF, devenue ART, qui pointait les mêmes risques, alors que RFF revenait dans le giron du Groupe SNCF. L’ARAF exprimait ses doutes quant à la « séparation comptable […] de son activité de fourniture de services de transport ferroviaire de fret, qui s’inscrive dans le cadre de la nouvelle organisation de SNCF Mobilités et du groupe public ferroviaire ». Ainsi, le régulateur ferroviaire français relevait qu’au 31 décembre 2013, non seulement, les fonds propres de Fret SNCF étaient négatifs (environ -3.3 milliards EUR). Mais qu’un an plus tard, les dettes à long terme représentaient 3,5 milliards EUR. Il apparaissait donc que malgré l’aide à la restructuration approuvée par la Commission en 2005, Fret SNCF n’est jamais devenue rentable.

Dès lors, le choix de faire supporter par la société-mère, la dette de l’activité fret alors que les lignes directrices concernant les aides à la restructuration de 2004, et appliquées par la Commission dans le transport ferroviaire de fret, prévoient qu’ « il faut éviter qu’un découpage artificiel ne permette à une activité déficitaire à l’intérieur d’une société donnée de bénéficier de fonds public ». Par ailleurs, il est reproché au montage capitalistique et financier issu des deux réformes, de faire bénéficier à Fret SNCF de meilleures conditions d’endettement tirées du groupe SNCF.

Ainsi, la Commission européenne rappelle que même si elle convient de la nécessité d’une réponse adaptée au fret, du fait de son importance pour l’intérêt commun, passe par la meilleure prise en compte des besoins de financement public pour la restructuration du fret ferroviaire, il n’en reste pas moins qu’une activité ne peut être aidée si elle n’est pas juridiquement séparée. Ce ne sera le cas, certainement trop tardivement, qu’après la loi de 2018 réorganisant la SNCF.

Mais alors, pourquoi ce débat actuel autour de cette procédure devant la Commission qui aurait comme conséquence, anticipée par le gouvernement, de « rembourser une somme mortelle » comme le dit le ministre Beaune ? Il y aurait donc une Europe vertueuse parce qu’elle valide toutes les décisions des États, et une Europe néfaste quand elle refuse une telle validation, toujours au nom du droit de l’Union et sous le contrôle du Tribunal de l’UE.

Le Pacte vert européen serait-il incompatible avec la concurrence ?

Car, finalement, la charge contre la Commission européenne, qui deviendrait la cause du déraillement du fret français, ne porte pas sur son rôle, porté par la Direction générale « Mobilité et Transports ». Ce n’est pas l’harmonisation des règles et des normes techniques dans le secteur du transport ferroviaire de fret à travers l’UE qui est remise en cause, tant cela facilite l’interopérabilité des systèmes ferroviaires entre les pays membres, ce qui permet une circulation plus fluide des trains de fret à travers les frontières. Ce n’est pas plus la coordination des projets transfrontaliers, par le financement des projets transfrontaliers visant à améliorer les infrastructures et les services de transport ferroviaire de fret. Par le biais de programmes tels que le Mécanisme pour l’interconnexion en Europe (MIE), l’Union européenne investit dans des projets visant à réduire les goulets d’étranglement, à moderniser les infrastructures et à améliorer l’efficacité du transport ferroviaire de fret à l’échelle européenne.

L’essentiel des critiques formulées dans la presse porte sur ce contentieux initié par la Direction générale « Concurrence ». Car au travers de celle-ci, ce sont la libéralisation et l’ouverture du marché qui sont remises en cause. Pourtant l’élimination des obstacles à la concurrence et ainsi faciliter l’accès équitable aux infrastructures ferroviaires pour tous les opérateurs et en cela favoriser la compétitivité et encourager l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché, ne date pas d’hier.

Mais alors, la disparition annoncée de SNCF Fret, outre le bilan social, pose aussi la question de la promotion de la durabilité et de l’efficacité énergétique. La Commission européenne promeut la durabilité et l’efficacité énergétique dans le transport ferroviaire de fret, elle le rappelle, on l’a vu, dans ses lignes directrices de 2008. Et parce qu’elle encourage l’utilisation de technologies respectueuses de l’environnement, comme les locomotives électriques, et donc la transition vers un transport plus propre, elle promeut des aides d’État qui visent à ses objectifs, objectifs qui peuvent être atteints par tout opérateur économique et non pas par la seule SNCF. C’est ainsi que la concurrence s’applique.

Aussi, le choix des gouvernements français depuis 2008 d’aider la seule branche fret de la SCNF va à l’encontre de la doctrine de la Commission qui met en avant, autant la concurrence que le fonctionnement du marché, l’un et l’autre étant lié. Par ailleurs, le choix du type d’aides octroyées va à l’encontre de ce qu’un État, intervenant financièrement pour soutenir une entreprise, le fasse selon la règle du « comportement de l’opérateur privé de marché ». Dans ces lignes directrices, on peut lire que, « la question de savoir si l’entreprise bénéficiaire de l’aide est rentable ou non n’est pas en soi déterminante pour établir si l’opération économique en question est réalisée dans les conditions du marché. » Donc une recapitalisation n’est pas en soi interdite. Mais la manière dont l’État français s’y était pris pour arriver à « un équivalent de recapitalisation » pose un problème d’autant plus qu’au point 48 et suivants des lignes directrices de 2008, la Commission estime qu’à partir de 2003, il y a ouverture à la concurrence du fret et que dès lors, toute aide est depuis suspecte.

Le litige actuel a comme conséquence d’être plutôt la sanction d’une prise de conscience tardive, voire bien trop tardive, de l’État français quant à l’état du fret en France et singulièrement de l’opérateur SNCF. Les aides litigieuses, 2008 à 2019, le sont d’autant plus qu’elles sont octroyées pendant une période conséquente et post 2001 et de surcroît ne rentrerait pas dans le cadre admis et rappelé en 2008.

Il y a, forcément, un lien entre aides d’État et transition écologique et dès 2008, la question du renouvellement du matériel roulant ou des infrastructures étaient envisagés. Mais les aides françaises ne semblent pas entrer dans cette justification, quoiqu’en dise, pour sa défense, le gouvernement Borne. Elles apparaissent plutôt comme la volonté de tenir à bout de bras un opérateur économique qui n’est pas rentable alors que la part modale du transport de fret par le train augmentait en 2021. Cette augmentation est le fait de Captrain, filiale de la SNCF, qui avec 14% du transport de fret se place derrière Fret SNCF, la Deutsche Bahn s’établissant à la troisième place.

Il n’en reste pas moins que cette affaire pourrait apporter sa contribution (in)directe à la consultation sur la révision des lignes directrices « aides d’État-transport ferroviaire » lancée par la Commission européenne en octobre 2021 et qui doit aboutir à la fin de cette année.

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