Justice Climatique pour les générations futures devant la CEDH, Marta Torre- Schaub

Analyse de la requête DUARTE AGOSTINHO

Le 27 septembre 2023 se tiendra dans la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une audience qui, aux dires de nombreuses ONG promet d’être historique.

Le 7 septembre 2020 un groupe de jeunes et enfants portugais a déposé une requête devant la Cour EDH à l’encontre de 33 États signataires de l’Accord de Paris (Requête no 39371/20 Cláudia DUARTE AGOSTINHO et autres contre le Portugal et 32 autres États ). Les requérants s’inquiètent du manque d’engagement climatique de la part de certains États et des efforts insuffisants afin de contenir le réchauffement climatique à -2°C. Parmi les pays en cause figurent notamment le Portugal, la France, la Suisse mais également l’Allemagne, les Pays Bas, l’Italie, pour n’en citer que certains. Les requérants sont des ressortissants portugais âgés de 12 à 21 ans. Une demande portée par de si jeunes requérants est inédite dans l’histoire de la justice climatique européenne. Au centre de l’affaire se trouve la question de l’équité intergénérationnelle et de la justice pour les générations futures.

La requête porte sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) émanant des États en cause, tous partis à l’Accord de Paris. Le changement climatique se manifestant, entre autres, par des pics de chaleur qui impacteraient les conditions de vie et la santé des requérants. La question posée par les jeunes à la Cour se formule ainsi : « les États défendeurs se sont-ils acquittés des obligations qui leur incombent en vertu des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (Convention EDH )  ? ».

Les jeunes demandent une interprétation de la Convention EDH à la lumière des dispositions et principes tels le principe de précaution et celui de l’équité intergénérationnelle. Le périmètre de l’affaire  dépasse le cadre de la Convention EDH et pointe aussi les obligations de ces pays sous l’Accord de Paris . Cet élargissement de la discussion qui aura lieu devant la Cour est également inédit. Dans ce contexte, et, alors que le droit international, dont notamment l’Accord de Paris, semble impuissant pour mener une action rapide permettant de mettre au diapason la communauté internationale et les États pour réduire les GES, il est important d’assurer un droit fondamental à un climat stable et soutenable.  Tel que le dernier rapport du GIEC le souligne , nous nous dirigeons inévitablement vers un monde qui ne sera plus vivable tel que nous le connaissons, tant la stabilité climatique sera brusquée et détériorée. Dans ce contexte, la Cour de Strasbourg devra montrer sa capacité à remplir son rôle en tant que gardienne de l’accomplissement d’un certain nombre d’obligations de protection de la part des États à l’égard de ce péril global. Sans doute cette affaire climatique imprimera un changement dans la procédure mais également dans l’examen du fond d’autres requêtes climatiques déjà présentées devant la Cour et d’autres à venir . En effet, la décision que la CEDH devra rendre dans le cadre de cette affaire marquera un avant et un après dans l’histoire de la justice climatique européenne. En lien étroit avec les droits des générations futures et les droits humains, ce jugement sera susceptible de poser un premier jalon dans la construction d’une justice climatique au niveau du Conseil de l’Europe au nom des jeunes générations.

Les droits de l’homme à la rescousse de la justice climatique

Placée dans un contexte mondial de contentieux climatiques qui se multiplient à grande vitesse, la requête Duarte Agostinho se place dans une mouvance faisant le lien entre les violations des droits de l’homme et le changement climatique . La requête souligne la méconnaissance des obligations au regard des droits de l’homme de la part des États en cause en matière de lutte contre le changement climatique. Après son dépôt auprès du grief, l’affaire a très vite été transférée devant la Grande Chambre pour une audience, très attendue.

Les requérants considèrent que leur mode de vie et leur santé sont en grave péril du fait des effets dévastateurs du changement climatique qui se font déjà sentir chez eux. Les jeunes requérants font valoir que les incendies de forêt que connaît chaque année le Portugal sont le résultat direct de ce réchauffement climatique. Ils allèguent être en situation de risque d’avoir des problèmes de santé graves et d’en avoir déjà eu. Les requérants affirment aussi éprouver de l’anxiété face aux catastrophes naturelles ayant causé la mort de plus d’une centaine de personnes. Ils se plaignent du non-respect par les 33 États de leurs obligations positives en vertu des articles 2 et 8 de la Convention EDH, lus à la lumière des engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris. L’article 2 porte sur le respect du droit humain à la vie. L’article 8 vise la protection du droit à la vie privée et familiale. Ce dernier est souvent utilisée par la Cour dans d’autres affaires environnementales afin d’élargir le domaine de sa protection au domicile et habitat de la victime ainsi qu’à son entourage (environnement). Les articles 2 et 8 de la Convention ont été des outils essentiels, en l’absence d’un article spécifique sur la protection environnementale, pour protéger les personnes contre des pollutions de l’air, de l’eau, sonores, et d’autres nuisances. Les jeunes portugais allèguent également une violation de l’article 14 qui garantit le droit de ne pas subir de discrimination dans la «jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention », arguant que le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération.

La requête est emblématique et caractéristique de la lutte menée par les jeunes engagés pour le climat à travers le monde . La jeunesse se mobilise depuis 2014 pour la justice climatique. La première plainte dans le monde a été celle de l’affaire Juliana aux États-Unis, dans laquelle un groupe de jeunes et des enfants se sont montrés particulièrement actifs portant leur cause devant un tribunal de l’État d’Oregon. La question, depuis, s’est développée à travers le monde et différents mouvements sont apparus ici et là. Citons ainsi le mouvement Youth for Climate, aussi connu sous le nom de Fridays for Future, qui rassemble des jeunes du monde entier qui agissent pour l’environnement et pour leur futur. L’une de leurs sources d’inspiration est Greta Thunberg, la jeune suédoise qui en 2018 a commencé à siéger devant son parlement tous les jours pour exiger de la part des politiciens une action à la hauteur des enjeux environnementaux.

Les générations futures mobilisées pour le climat

La requête met en avant le fait que le déséquilibre du système climatique touche plus particulièrement les nouvelles générations. Dès lors, ces jeunes estiment que les éventuelles ingérences des États dans la jouissance de leurs droits humains sont plus prononcées que celles dans les droits des générations précédentes, eu égard à l’augmentation du changement climatique qui se poursuivra et aggravera dans les décennies à venir. A l’instar d’autres décisions rendues par de tribunaux nationaux, la requête soutient que les États en cause n’ont pas tenu suffisamment compte du poids qui pèse déjà sur les jeunes et sur le fait qu’il est inacceptable de leur imposer une telle charge pour le futur. Il sera dès lors crucial que la Cour EDH puisse faire une interprétation large de l’intérêt à agir afin que les jeunes soient reconnus comme « victimes » du changement climatique en tant que groupe spécifique de la population.

Les États doivent honorer leurs obligations positives

Dans le cadre de la Convention EDH, la violation d’un droit à l’environnement a pu être interprétée à partir du constat de la violation d’un des autres droits garantis par la Convention. Cela est fait à partir de deux dispositifs : une première approche appelée « par ricochet », en étendant le champ d’application de la Convention à des situations non expressément visées par celle-ci. Une deuxième approche est celle de l’interprétation évolutive et extensive des droits garantis par la Convention. Les deux techniques peuvent utiliser autant des droits substantiels que des droits procéduraux. Parmi les droits substantiels ce sont les articles 2 et 8 qui sont souvent invoqués (protection du droit à la vie et protection du droit à la vie privée et familiale – devenu par extension un droit à la protection paisible du domicile).

Sur le fond, la Cour EDH considère habituellement qu’il appartient aux autorités publiques directement ou indirectement responsables de l’ingérence de trouver un « « juste équilibre » entre les objectifs poursuivis par l’ingérence et la protection des droits des personnes physiques, tout en disposant d’une large marge d’appréciation. Lorsque le droit conventionnel invoqué n’est pas absolu et est soumis à des limitations explicites ou implicites, la Cour est appelée à analyser la proportionnalité de l’ingérence dénoncée. Lors de cet examen, la Cour procède en trois étapes :

▪ L’ingérence est-elle prévue par une « loi » suffisamment accessible et prévisible ?

▪ Si oui, l’ingérence poursuit-elle au moins un des « buts légitimes » limitativement énumérés?

▪ Si oui, l’ingérence est-elle « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime qu’elle poursuit ? Cela revient à se demander s’il existe un rapport de proportionnalité entre cet objectif et les restrictions en cause. Si la réponse à chacune de ces trois questions est négative, l’ingérence est considérée comme non conforme à la Convention.

Dans le cas de l’affaire Duarte Agostinho, la Cour devra d’abord statuer sur l’intérêt à agir des jeunes. Elle devra se demander s’ils sont des « individus » victimes des conséquences du réchauffement climatique ou s’ils s’agit d’un « groupe », auquel cas la Cour peut rejeter la cause en invoquant sa non compétence dans les actio popularis (actions défendant un intérêt collectif).

La Cour devra ensuite statuer sur l’ampleur et la gravité de risques et des dommages subis par les jeunes, y compris le préjudice d’anxiété allégué dans la requête.

Vers un préjudice d’anxiété climatique ?

La Cour devra faire un effort d’ouverture et accepter de raisonner à partir d’une notion de dommage environnemental assez large, voire extra territorial. Cette affaire demandera à la Cour d’opérer un changement de paradigme important permettant d’ouvrir les juges davantage aux nouveaux paramètres de justice imposés par la question climatique.

A la lumière d’une évolution jurisprudentielle, la Cour EDH a développé une nouvelle ligne d’interprétation des articles 2 et 8 . Elle considère que les mesures préventives qui doivent être mises en place par les États doivent assurer la protection efficace des citoyens dont la vie peut être exposée aux dangers inhérents au domaine en question. Le droit à l’information ainsi que le respect de procédures adéquates permettent de détecter les défaillances et les carences de l’État. L’interprétation par la Cour de la violation des obligations positives dans l’affaire Duarte Agostinho consistera sans doute dans l’examen de la capacité des États en cause à faire face à ce type de phénomène naturel violent et extrême.

On sait que depuis l’affaire Lopez Ostra de 1994, la Cour EDH interprète le droit au respect de la vie privée et familiale et le logement comme un droit humain de vivre dans un environnement de qualité, condition de survie, de dignité mais aussi de « paisibilité ».  A travers l’article 8, la Cour reconnaît que le droit à la vie privé et familiale implique l’absence de nuisances environnementales dépassant un niveau acceptable. L’article 8 dit ainsi que :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

La jurisprudence environnementale s’est pour beaucoup développée sur la base du constat de la Cour dans l’affaire Lόpez Ostra c. Espagne de 1994, selon lequel des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale (Zammit Maempel c. Malte, 201; Di Sarno et autres c. Italie, 2012 ; Dzemyuk c. Ukraine, 2014 ; Fieroiu et autres c. Roumanie (déc.), 2017 ; Cordella et autres c. Italie, 2019 ; Jugheli et autres c. Géorgie, 2017 ; Yevgeniy Dmitriyev c. Russie, 2020 ; Dzemyuk c. Ukraine, 2014, Jugheli et autres c. Géorgie, 2017 ; Tolić et autres c. Croatie (déc.), 2019 ; Yevgeniy Dmitriyev c. Russie, 2020 ). Dans la plupart des cas, les immixtions dans le domicile et/ ou habitat ont un impact sur la vie privée.

Le deuxième critère à prendre en compte pour apprécier le respect de l’article 8 concerne le type de préjudice qui peut être sanctionné. La Cour est souvent confrontée à une grande variété de situations impliquant uniquement une atteinte à la santé ou au bien-être, un préjudice réel ou un risque de préjudice, un préjudice important ou un préjudice n’atteignant pas un seuil minimum de gravité. Mais la Cour EDH exige toujours qu’il existe un lien suffisamment direct entre la victime-requérante et le préjudice subi . Aussi, dans certains cas, la violation des droits environnementaux est incontestablement prouvée, tandis que dans d’autres, il existe seulement un risque.

Cependant, la Cour n’accepte pas toujours la violation de l’article 8 . Ainsi, lorsque le risque pour la santé est discuté, la Cour insiste sur la nécessité pour la « victime » confrontée à un «risque » d’avoir une « probabilité suffisante » de survenance de ce risque. Ce n’est que dans des circonstances très exceptionnelles que le risque d’une violation future peut néanmoins conférer à un demandeur individuel le statut de « victime », à condition qu’il apporte des preuves raisonnables et convaincantes de la probabilité qu’une violation se produise à son égard personnel. De simples soupçons, craintes ou conjectures ne suffisent pas.

Enfin, pour la Cour, l’article 8 ne peut être violé si la nuisance n’est pas suffisamment grave pour être prise en compte (Pour : Chapman c. Royaume-Uni 2015 ; Contre : Winterstein et autres c. France 2013). Le critère est clairement établi mais n’est pas précisé quant à sa portée. Pour la Cour, l’estimation de ce seuil est relative et dépend des circonstances de l’affaire, telles que l’intensité et la durée de la nuisance, les impacts physiques et psychologiques sur la santé et la qualité de vie d’un individu, mais aussi des caractéristiques de la situation. Mesurer ce préjudice peut être difficile et parfois subjectif puisque cela dépend également de savoir « si le préjudice causé était comparable à celui associé aux risques environnementaux inhérents à la vie dans n’importe quelle ville moderne ». La Cour admet, sur ce point, que de telles indications raisonnables et convaincantes peuvent résulter d’une procédure d’évaluation des incidences sur l’environnement qui établirait un lien suffisamment étroit entre les effets dangereux d’une activité et la vie privée et familiale. Reste toutefois à se demander comment la Cour interprétera dès lors les préjudices d’anxiété évoqués par les jeunes portugais dans l’affaire Duarte Agostinho.

La CEDH face au défi climatique

La Cour de Strasbourg devra entrer dans le débat déjà ouvert par les différentes affaires climatiques déposées depuis 2020, dont notamment l’intérêt à agir d’un citoyen ou d’un groupe pour de questions climatiques, ou encore le statut de « victime » ou la notion de « danger » et de « préjudice » https://climalex.wordpress.com/category/article/).  Mais ce qui est nouveau dans l’affaire de jeunes portugais, qui l’a rendue si remarquable, est le fait que ce soient de jeunes qui la portent. Cette action vise une multiplicité d’États est également ce qui est un fait innovant. L’affaire Duarte Agostinho ouvre dès lors de questions nouvelles pour la Cour tout en prolongeant celles soulevées par les autres requêtes climatiques dont l’affaire Carême et celle des Senior Suisses .

Il sera difficile pour la Cour de Strasbourg de ne pas répondre à ces interrogations très attendues. Et, à supposer même qu’elle demeure à un examen classique de la requête : recevabilité, règles de procédure et règles de fond, la question commune qui revient dans toutes les affaires climatiques est celle de la compatibilité des actes ou omissions des États avec la protection de nos vies futures et le respect de notre cadre de vie.

La Cour devra, sans attendre davantage car l’urgence climatique est bien là, permettre une évolution vers une interprétation plus « écologique » de la Convention. Elle devra également assumer son rôle de « leader européen » en matière de protection des droits de l’homme. Cela l’amènera inévitablement à démontrer sa capacité à protéger ces droits dans un monde au bord de l’épuisement. Il ne s’agit pas seulement d’un défi pour la Cour, mais surtout d’une avancée pour l’ensemble des droits humains. Cette affaire ne doit donc pas être considérée comme une affaire environnementale parmi d’autres, ou comme un cas anecdotique, mais comme la capacité de la Cour à se montrer à la hauteur de la tâche historique qui s’ouvre devant elle.

Marta Torre Schaub est directrice de recherche Justice Climatique au CNRS, rattaché à l’Institut des sciences juridiques et philosophique de la Sorbonne (UMR 8103). Elle dirige le CDR ClimaLex depuis 2018

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