L’arrêt Asociacion Profesional Elite Taxi c Uber Systems SpainSL rendu le 20 décembre dernier par la Grande Chambre de la Cour, avec l’intervention de huit États membres, est le premier dans un domaine économique qui est en pleine expansion, celui de l’économie collaborative. Il suit l’ordonnance de la Cour dans Uber Belgium v Taxi Radio Bruxellois où la Cour, s’appuyant sur une formulation quelque peu alambiquée du tribunal bruxellois, a rejeté comme irrecevable la question de savoir si les chauffeurs d’Uber ont le statut d’employé ou de travailleur indépendant. Ce même arrêt préfigurera l’approche de la Cour dans l’affaire pendante dans Uber France SAS où se pose la question de la responsabilité pénale d’Uber en tant qu’opérateur de transport. Lequel, à son tour, servira de référence pour toutes les futures questions que l’économie collaborative risque de soulever sous le droit de l’Union.
La consécration d’Uber en tant que service de transport
La question principale tranchée par la Cour est de savoir si la société Uber est simplement une plateforme électronique offrant des services d’intermédiation entre les chauffeurs et les passagers (potentiels) ou si, au contraire, elle constitue elle-même une compagnie de transport. Suivant l’Avocat Général (AG) Szpunar la Cour a tranché en faveur de la seconde solution. Elle a retenu, à cet effet, le fait que Uber : a) crée la demande pour ses services (plutôt que de lier une offre préexistante à la demande de transport urbain) par le biais d’une application sans laquelle l’activité en question serait inconcevable ; b) en organise les caractéristiques et le fonctionnement ; c) sélectionne les chauffeurs selon de critères qu’elle a elle-même établis ; d) fixe les conditions du transport des passagers ; f) dont le prix ; g) qu’elle collecte pour ensuite verser une partie aux chauffeurs ; h) surveille la qualité du service à travers sa fonctionnalité d’évaluation et f) se réserve le droit d’exclure de la plateforme les chauffeurs qu’elle juge inappropriés. L’AG distingue cette situation d’autres plateformes d’intermédiation, notamment dans le domaine de l’hôtellerie et des voyages, où l’offre existe indépendamment de la plateforme, les caractéristiques de services varient en fonction du prestataire et ne sont pas uniformisés par la plateforme, alors que la plateforme n’est qu’un moyen, parmi plusieurs, de promotion de l’activité du prestataire. En vue de ces caractéristiques spécifiques au modèle Uber, la Cour conclut, en harmonie complète avec son AG, que ‘Ce service d’intermédiation doit donc être considéré comme faisant partie intégrante d’un service global dont l’élément principal est un service de transport et, partant, comme répondant à la qualification non pas de « service de la société de l’information » … mais de « service dans le domaine des transports » (pt. 40).
Ce constat est important à plusieurs titres.
L’impact futur pour Uber
La soumission aux droits nationaux relatifs aux services de transports
Tout d’abord parce qu’il tranche la question posée par la juridiction de renvoi, à savoir si Uber est seulement un service d’intermédiation électronique, pouvant clamer les bénéfices de la directive sur le commerce électronique (2000/31/CE) et ceux de la directive services (2006/123/CE), ou si, au contraire c’est un service de transport lequel, n’étant pas réglementé au niveau européen, reste soumis aux règles nationales. Par la même, il préjuge du résultat dans Uber France, à savoir que, en tant que service de transport, Uber doit se conformer aux réglementations nationales applicables en la matière.

L’assimilation complète d’Uber aux VTCs, a cependant, le désavantage de la priver de l’attribut essentiel de son modèle d’exploitation – et celui de l’économie collaborative en général – à savoir la flexibilité et l’exercice occasionnel et non-professionnel des activités concernées. De sorte que, si la Commission veut, comme elle l’indique dans sa Communication de 2016 sur l’économie collaborative, en favoriser le développement, elle devra, à la lumière de l’affaire commentée, proposer de la législation spécifique sur la base de l’article 91 TFUE.
L’application future des règles du droit du travail ?
Par ailleurs, et alors même que l’AG a bien précisé que ses conclusions ne concernent pas la question du statut professionnel des chauffeurs et que la Cour s’est gardée d’y faire référence, les mêmes critères qui assertent le contrôle de Uber sur les différents aspects de l’activité de transport, pourraient être aussi pris en compte pour caractériser le lien de subordination qui justifierait l’application du droit du travail. En effet, dans les différentes instances, de deux côtés de l’Atlantique (voir l’affaire au RU et une autre affaire aux USA ), où le statut des chauffeurs a été discuté, les critères retenus pour déterminer le degré de contrôle exercé sur leurs activités par la plateforme rejoignent, en grande partie, ceux retenus par la Cour dans l’arrêt ici commenté.
Vers la clarification du régime juridique de l’économie collaborative
Au-delà du cas spécifique d’Uber – et du modèle Uber pour le transport routier – l’affaire commentée pose les prémisses pour l’analyse, sous le droit UE, des rapports juridiques dans l’ensemble de l’économie collaborative, elle-même caractérisée par d’innombrables modèles d’exploitation. Basée sur des rapports contractuels tripartites – entre la plateforme, le prestataire de services sous-jacents (professionnel ou non-professionnel) et le consommateur – l’économie collaborative soulève des multiples questions juridiques: outre la question de savoir qui est le prestataire de services sous-jacents et dans quelles conditions il devrait avoir accès au marché (discutée dans l’affaire commentée), la question de la responsabilité civile des parties notamment lorsque le prestataire n’est pas professionnel (rendant ainsi inapplicable les règles sur la protection du consommateur), corrélativement celle de savoir les règles et les juridictions auxquelles les différends entre les parties devraient être soumis, la question de la nature verticale et/ou horizontale des rapports entre les plateformes et leurs prestataires ensemble avec celle de la définition du marché pertinent, comme, évidemment, la qualification de prestataires sous le droit du travail, sont toutes de questions qui restent à être résolues à la lumière de l’arrêt commenté. Les réponses préconisées par la Commission dans sa Communication de 2016 sur l’économie collaborative se retrouvent partiellement contredites par la Cour dans l’affaire commentée.
Bientôt une nouvelle rubrique sur l’économie collaborative sur blogdroiteuropéen
En vue du développement rapide de l’économie collaborative, de la complexité des situations juridiques, de l’insécurité juridique qui y règne, exacerbée elle-même par des prises de position divergentes par les différentes institutions de l’UE, le Blog Droit Européen, en collaboration avec l’auteur de la présente note, vous proposera une analyse plus approfondie, chaque semaine, à partir du mois de mars.

Vassilis Hatzopoulos, est professeur de droit et politiques de l’UE à l’Université Panteion d’Athènes, Professeur visiteur au Collège d’Europe, Bruges et Professeur visiteur honoraire à l’Université de Nottingham, Avocat au Barreau d’Athènes. Grand spécialiste de droit européen, il est notamment l’un des auteurs du premier ouvrage de référence sur l’économie collaborative, à paraître en février prochain, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart, 2018,
Pour aller plus loin :
- Van Cleynenbreugel, Pieter, Le droit de l’UE face à l’économie collaborative, RTDEur 2017 p. 697-722
- Hatzopoulos, Vassilis and Roma, Sofia, ‘Caring for Sharing? The Collaborative Economy under EU Law’ 54:1 CMLRev (2017) 81-128.
- Etude annuelle 2017 du Conseil d’Etat – Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l' »ubérisation » Téléchargeable sur le site de la Documentation Française ICI