La migration est probablement le « défi majeur » de l’Europe, aujourd’hui et dans les années qui viennent, comme le reconnaît Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne de septembre 2017. On peut noter, par ailleurs, que la gestion de ce défi est à présent inadéquate : si 285.000 migrants ont été sauvés par des opérations coordonnées par l’Union européenne, 3.139 sont morts en 2017 ; en outre, l’état des droits des migrants dans l’Union et, surtout, dans les pays partenaires, reste problématique.
Le « souverainisme de repli » n’assure aucune solution : « l’Europe seule peut, en un mot, assurer une souveraineté réelle » (Macron). Et la souveraineté de l’Europe – conçue comme la « capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts » – ne peut que s’assurer par la « solidarité » entre les Etats membres.
Emmanuel Macron propose deux solutions au défi de la migration, qui paraissent toutefois insuffisantes ou illusoires : la création d’un « espace commun des frontières » vis-à- vis de l’extérieur (I) et une gestion plus efficace de l’asile à l’intérieur de l’Union (II).
I- La maîtrise des frontières : résultats achevés et limites de l’action européenne
Selon Emmanuel Macron, l’Europe devrait d’abord limiter l’immigration irrégulière, en assurant « le retour de ceux qui ne peuvent rester » (A) et en établissant « une police des frontières européennes qui garantisse partout en Europe une gestion rigoureuse des frontières » (B).
A- La politique de réadmission, difficilement compatible avec les valeurs européennes
L’action de l’Union semble correspondre déjà aux préférences du président Macron, dès qu’elle contribue au retour des migrants en position irrégulière par le biais de nombreux accords de réadmission avec des Etats tiers. L’Union a aussi eu recours à des instruments novateurs, prétendument non contraignants, qui assurent apparemment une réduction des flux migratoires, tels que la « Joint Way Forward » avec l’Afghanistan et la Déclaration UE-Turquie de 2016. L’Union a également fourni une partie des ressources pour la mise en œuvre de l’entente Italie-Libye de 2017.
L’activité de l’Union, bien qu’efficace en termes de réduction des flux migratoires, soulève un problème : qu’en est-il des droits des migrants et des demandeurs d’asile ? « Efficacité » et « humanité » devrait aller ensemble dans la vision d’Emmanuel Macron. Toutefois, si l’on considère que les accords récents visent à prévenir l’émigration envers l’Union et à bloquer les migrants dans des pays tels que la Turquie ou la Libye, il semblerait que l’Union privilégie systématiquement l’efficacité, au détriment de l’humanité.
Cela suggère qu’une gestion commune des frontières n’assure pas nécessairement la défense de « nos valeurs » – ce que la « souveraineté » de l’Europe devrait garantir – et pourrait même les contredire.
B- L’inefficacité des contrôles aux frontières : un système non-viable
L’Union a contribué à l’efficacité des contrôles aux frontières européennes, non seulement par le biais d’instruments internationaux, mais aussi à travers des innovations institutionnelles, comme l’établissement de l’agence Frontex, c’est-à-dire le noyau de la police des frontières envisagée par Macron. Cette agence a lancé de nombreuses opérations pour aider les Etats « submergés par des arrivées massives » ; dernièrement, l’opération Themis. De plus les soi-disant « hotspots », lancés en 2015, permettent aux agences de l’Union d’offrir leur assistance à la Grèce et à l’Italie dans l’identification des migrants et demandeurs d’asile – au moins en principe.
Dans la pratique, la situation semble être différente. Les Etats membres peuvent être capables de gérer leurs frontières, mais ne pas avoir intérêt à le faire. L’Italie, par exemple, a souvent omis de prendre les empreintes digitales des migrants et demandeurs d’asile pour éviter d’être qualifiée de « pays d’arrivée » au sens du système de Dublin (CECRE, p. 23). L’Italie a ainsi pu se soustraire de facto à l’application du droit de l’Union, qui laisse le « fardeau » de protéger les demandeurs d’asile aux Etats membres aux frontières de l’Union.
En effet, l’Union semble avoir mis les hotspots en place, non seulement pour soutenir la Grèce et l’Italie, mais surtout pour assurer l’application de son droit. Les hotspots ont été efficaces : la part des migrants dont les empreintes digitales ont été prises est passée, entre septembre 2015 et janvier 2016, « de 8 % à 78 % en Grèce et de 36 % à 87 % en Italie ». Pourtant, on peut douter que les Etats pénalisés par le système de Dublin – les Etats aux frontières de l’Europe – aient intérêt à maintenir des contrôles efficaces à long terme, à moins que les règles européennes sur l’asile ne soient révisées en profondeur.
II- Une gestion de l’asile structurellement non solidaire
Les règles de l’Union en matière d’asile sont notoirement insatisfaisantes (v., par exemple, Commission européenne 2015, p. 16 ; Parlement européen 2016, par. 33-35). L’Etat d’arrivée de tout demandeur d’asile devient responsable de l’examen de sa demande, potentiellement contre sa volonté et sans avoir nécessairement les ressources nécessaires – sans compter la difficile tâche des gouvernements qui doivent expliquer cette règle aux électeurs.
La « crise » du 2015 témoigne des limites du système. Comme les structures de l’Italie et de la Grèce étaient sous pression, le Conseil a prévu, à la majorité qualifiée, la relocalisation de 40.000 demandeurs d’asile envers d’autres Etats membres. La relocalisation a été largement un échec : le nombre des personnes « reloquées » est une fraction minimale du nombre des demandeurs d’asile en Grèce et en Italie. Les Etats membres n’ont accepté, dans la plupart des cas, qu’une petite partie de leurs quotas, et ne l’ont fait que lentement. Certains Etats (dont la Hongrie, la Pologne, la République Chèque, et la Slovaquie) n’ont accepté aucune ou presqu’aucune relocalisation.
Pour renforcer le système, Emmanuel Macron suggère de créer un « Office européen de l’asile, qui accélère et harmonise nos procédures » et qui « finance de manière solidaire un large programme de formation et d’intégration pour les réfugiés ». Ces initiatives seraient peut-être utiles, mais largement insuffisantes si le mécanisme de Dublin n’était pas révisé. Emmanuel Macron n’envisage pas de telle réforme, mais se limite à suggérer génériquement de ne pas « laisser le fardeau à quelques-uns, qu’ils soient pays d’arrivée ou pays d’accueil final ».
La Commission semble avoir suivi la même approche en 2016, quand elle a proposé une reforme très limitée du système de Dublin, qui ne change pas sa structure de base, et ajoute un mécanisme de relocalisation assez partiel. Certains Etats membres s’opposent même à cette modeste reforme. Il est difficile d’entrevoir la solidarité européenne évoquée par Emmanuel Macron.
Le manque de solidarité, par ailleurs, ne se limite pas à la (non-)réforme du système de Dublin, mais couvre l’application des règles existantes. Suite à la « crise » migratoire, plusieurs Etats ont réintroduit des contrôles aux frontières pour éviter l’entrée de migrants et demandeurs d’asile, au point de les refouler systématiquement. Ironiquement, cette pratique reste courante en France, bien qu’elle soit juridiquement problématique et difficilement réconciliable avec la rhétorique du président Macron.
Le « souverainisme de repli » semble donc l’emporter encore sur l’ « Europe souveraine ».
Mauro Gatti, docteur en droit, chercheur associé à la faculté de Droit, d’Economie et de Finances de l’Université du Luxembourg,
(Re) lire l’ensemble des contributions de notre rubrique Anniversaires sur la souveraineté européenne