Ce texte a pour objet de partager mon expérience de l’impact du droit de l’Union européenne dans ma pratique professionnelle. Olivia Tambou, universitaire et éditrice de ce blog, m’a proposé de rédiger cette contribution à la suite de mon intervention à un colloque où j’avais incidemment fait référence à l’utilisation quotidienne du droit européen dans ma pratique professionnelle. Ce qui me paraissait évident – parce que pratiqué quotidiennement – ne l’était pas. Certains ont en effet une perception du droit européen sous l’angle théorique, mais non pas pratique ou une vision selon laquelle le droit européen serait un droit essentiellement institutionnel ou intégré dans les droits nationaux et que le praticien du droit ne serait donc pas en prise directe avec lui.
Mon témoignage est celui d’un avocat associé dans un cabinet d’avocats international dont je dirige le département de droit public Par conséquent, ma réflexion ne portera pas sur l’influence du droit européen dans d’autres domaines du droit, comme le droit fiscal, le droit bancaire, le droit de la propriété intellectuelle, le droit des données ou encore le droit de la concurrence.
Les difficultés juridiques du Brexit et l’omniprésence du droit européen
L’Union européenne s’est construite en grande partie par le droit (voir mon essai, Le temps des juristes, Lexis-Nexis, pages 35 et s.). Par ailleurs, les législations nationales sont en grande partie d’origine européenne. Les difficultés juridiques du Brexit montrent à quel point les Etats membres sont rattachés par de multiples liens à l’Union européenne.
Ces derniers mois, un nombre croissant de dossiers porte d’ailleurs sur des questions liées au Brexit. Dans mon cabinet, l’équivalent d’un associé sur trente travaille à temps plein exclusivement sur ces questions. Le cabinet compte 180 avocats, ce qui signifie qu’environ six avocats travaillent à temps plein sur le sujet (ce qui est considérable pour un cabinet d’affaires dont l’activité est d’abord orientée sur les transactions et le contentieux).
Le seul fait que l’on soit conduit à travailler autant sur ces questions démontre l’importance pratique du droit de l’Union européenne et met en évidence son impact direct sur les entreprises.
Quelles sont les spécialités les plus impactées par le droit européen ?
Il est vrai que certaines pratiques sont plus affectées que d’autres par le droit de l’Union européenne. Schématiquement, on pourrait définir le droit des affaires comme s’articulant autour de trois grandes activités : les transactions, le contentieux et le conseil règlementaire. Au sein de chaque activité existent différentes spécialités.
L’activité transactionnelle se subdivise entre les fusions-acquisitions (Mergers & Acquisitions) et le financement (Corporate Finance, Capital Market et Project Finance). L’activité de contentieux est principalement composée de spécialistes d’arbitrage et de contentieux (Arbitration/Litigation). L’activité de conseil réglementaire (Regulatory) est dédiée au droit public et aux règlementations spécifiques des activités bancaires et financières ou encore du secteur de l’énergie.
Le droit de l’Union européenne revêt une importance pratique particulière pour les avocats conseillant sur des questions réglementaires. Par conséquent, il est également important dans les contentieux portant sur ces questions.
Comment est en pratique utilisé le droit européen ?
Le droit de l’Union européenne est d’abord connu et utilisé dans la mesure où une très large majorité du droit français est maintenant issue du droit de l’Union. Il est donc appliqué indirectement via le droit français.
Le droit européen est également utilisé pour interpréter le droit purement national afin de rendre celui-ci compatible avec le droit de l’Union, voire pour invalider le droit national lorsque celui-ci est contraire au droit de l’Union et notamment à ses grands principes.
Lorsqu’il s’agit d’interpréter le droit national dans le sens de la conformité avec le droit communautaire, nous analysons la qualité de la transposition du droit de l’Union en droit national. Ce travail est fréquent lors de la libéralisation de secteurs économiques : hier le transport aérien et les télécommunications, aujourd’hui l’énergie, la poste, le rail et le transport public par exemple.
Le levier du droit européen
Lorsqu’il s’agit de rechercher la non-application du droit national, nous appliquons des grands principes du droit de l’Union dans des secteurs règlementés par le droit national (en particulier en raison du principe de subsidiarité) mais qui demeurent néanmoins soumis à ces grands principes.
Cela peut viser par exemple la règlementation des professionnels du secteur de la santé. Bien que l’Union européenne n’intervienne pas directement (ou peu) sur ce sujet, des principes généraux comme la liberté d’établissement ou la libre circulation des capitaux, sont applicables. Les règles nationales sont alors des exceptions aux libertés européennes. Les restrictions à ces libertés apportées par les droits nationaux doivent être proportionnelles aux objectifs recherchés.
Ce type de raisonnement est utilisé également lorsque les autorités nationales appliquent des sanctions. En pratique, l’avocat vérifie si celles-ci sont compatibles avec les principes de droit européen ou même avec la norme à laquelle elles s’appliquent. Il est ainsi parfois possible d’éviter ou de réduire les sanctions.
Les principes généraux utilisés sont issus du droit de l’Union et de la CEDH. Il peut s’agir des principes de confiance légitime, d’égalité, du droit de propriété, de liberté de circulation des capitaux, de liberté d’établissement ou bien encore de proportionnalité.
Le droit européen est donc utilisé contre le droit français puisqu’il s’agit de mobiliser les principes juridiques européens pour remettre en cause des normes internes. Ce phénomène a émergé dans les années 1990 après la reconnaissance en 1989 du principe de primauté par le Conseil d’Etat (CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108 243). On parlait alors du levier du droit communautaire, d’abord utilisé en fiscalité dans le but de défendre les entreprises, qui trouvaient un cadre juridique plus favorable au niveau européen.
C’est le même phénomène que l’on a vu se produire, au niveau du droit français, depuis la révision constitutionnelle de 2008 et la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il s’est alors agi de passer au crible la législation existante et de questionner sa conformité à des principes de valeur supra-législative (c’est d’ailleurs aussi la législation fiscale qui a été le plus visée dans un premier temps).
Enfin, le juge administratif joue, comme tout juge national, son rôle de « juge de droit commun d’application du droit de l’Union» (CE, Ass, 30 octobre 2009, Mme C., n° 298 348), tout avocat spécialiste de droit public (ou de regulatory) se doit donc d’être spécialiste du droit de l’Union.
Les aspects institutionnels du droit de l’Union européenne
Les aspects du droit de l’Union qui peuvent sembler les plus éloignés de la pratique nous sont également utiles. C’est le cas, par exemple, du droit institutionnel, particulièrement utile en matière de veille juridique, lorsqu’un suivi législatif doit être mis en place ou pour anticiper les évolutions du cadre juridique. De la même façon, le suivi des évolutions législatives internes nécessite une bonne connaissance du droit parlementaire.
En ce sens, il est nécessaire de connaitre la procédure législative originale de l’Union européenne, par exemple l’existence du trilogue (i.e. négociations informelles entre représentants des différentes institutions qui prennent part au processus – Parlement, Conseil et Commission – destinées à parvenir à un accord).
Le droit institutionnel de l’Union est également nécessaire pour interpréter une norme européenne. Il convient par exemple de connaitre les compétences de l’Union et les limites de ses compétences afin de bien comprendre la portée d’une règle.
Le droit de la commande publique
La branche du droit public qui fait le plus appel au droit européen est sans doute le droit des marchés publics (Public Procurement). Cette branche du droit européen est très précise et d’effet direct bien que principalement édictée par des directives. En outre, ce droit s’applique à un nombre croissant de contrats. D’abord réservé aux marchés publics, il s’est ensuite étendu aux concessions, puis aux concessions de services, aux mandats, aux conventions d’aménagement ou encore à certains contrats d’occupation domaniale.
Lorsqu’est appliqué le droit français, le droit européen est mobilisé : leurs dispositions sont interprétées à la lumière des objectifs recherchés par le législateur européen, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne éclaire leur portée.
Le droit des aides d’Etat
Le droit des aides d’Etat s’est développé de façon exponentielle durant ces dernières années. Il s’applique dès que les pouvoirs publics transfèrent une somme d’argent ou un simple avantage à une entreprise. Par exemple, l’indemnisation du contractant à la suite de la résiliation de son contrat par l’administration doit être conforme aux exigences du droit de l’Union. Le secteur des énergies renouvelables a également été très impacté par le droit des aides d’Etat dans la mesure où il s’agit d’un secteur largement subventionné.
C’est aussi le droit des aides d’Etat qui a justifié la transformation en sociétés anonymes de plusieurs établissements publics. En effet, la « garantie implicite » que l’Etat leur accorde (en raison de l’impossibilité de soumettre au droit des procédures collectives un établissement public) a été considérée comme une aide d’Etat. Ainsi, France Telecom, EDF, Aéroport de Paris, GDF ou encore La Poste ont été transformés en sociétés anonymes du fait de l’ouverture à la concurrence de leurs secteurs respectifs. La SNCF le sera très prochainement et la RATP dans quelques années.
Le droit des investissements étrangers et les golden shares
Le droit des investissements étrangers est un autre exemple de mobilisation des principes issus du droit européen pour encadrer l’application des normes internes. En effet, des dispositions du code monétaire et financier soumettent à une autorisation préalable du ministre de l’Economie des investissements réalisés par des investisseurs étrangers (issus d’Etats membres de l’Union ou pas) dans des secteurs jugés stratégiques ou sensibles. Si la possibilité de mettre en place un tel cadre juridique est admise par le droit européen, elle doit être mise en œuvre de manière proportionnée. En pratique, il s’agit de s’assurer que non seulement le droit français est conforme au droit européen, mais encore que l’action administrative est mise en œuvre de manière conforme à celui-ci à l’occasion de chaque dossier (en pratique de très nombreuses opérations d’acquisition d’entreprise entrent dans le champ de ce droit qui est donc devenu une pratique quotidienne).
Il en va de même concernant l’encadrement du droit français par ces principes européens en matière de « golden share». La législation française prévoit la mise en place d’une action spécifique lors d’opération de privatisation afin de garantir des droits spécifiques de contrôle à l’Etat dans des secteurs stratégiques. La Cour de justice de l’Union a précisé le contour juridique de ces restrictions à la libre circulation des capitaux. Là encore, nous sommes conduits à intervenir pour concevoir les golden shares euro-compatibles mais également lors de la mise en œuvre du régime juridique qu’elles prévoient.
Conclusion
Les exemples témoignant de l’importance pratique du droit de l’Union européenne pour un avocat exerçant ma spécialité ne manquent pas.
Je suis très souvent appelé à traiter dans mes dossiers le droit français sous le prisme du droit européen. Répondre à une question complexe implique souvent de s’interroger sur l’application des règles du droit français en tenant compte de leur conformité au droit européen.
Paul Lignières est avocat à la Cour de Paris, associé du cabinet Linklaters et responsable du département Droit public. Docteur en droit, il co-dirige la revue mensuelle Droit administratif (Lexis-Nexis), il enseigne à Sciences Po il est membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman et auteur de l’essai, Le Temps des Juristes, Contribution juridique à la croissance européenne, Lexis-Nexis, 2012
Bon rappel mais, honnêtement, pour tous les spécialistes du droit public, du droit administratif plus précisément, ceci n’est qu’une évidence, dans le droit fil de l’article 55 de la Constitution qui, avant la tonitruante jurisprudence Nicolo, avait déjà été amorcé par Ccass Jacques Vabres notamment.
Donc, à cet égard, parler de la pratique du droit européen pour un connaisseur c’est, tout simplement, le problème du juriste et du non-juriste puisque, pour le premier il ne devrait pas y avoir de différence, de fossé entre la théorie et la pratique. Sauf, peut-être, sous l’angle de la portée de la référence directe ou spontanée des intéressés (citoyens et praticiens) au droit européen. ..
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