Peu d’européanistes sont au courant de l’existence d’une recherche bouillonnante en droit de l’Union européenne bien loin des frontières des États membres, au sein l’Empire du Soleil levant. Lors de son séjour de recherche en Europe, la Professeure Yumiko Nakanishi de l’Université Hitotsubashi de Tokyo nous a éclairés à ce sujet.
L’émergence de l’étude du droit européen au Japon: Yoshio Otani et Pierre Pescatore
Le premier penseur de ce qui était à l’époque le droit des Communautés européennes au Japon a été le Professeur Yoshio Otani (Yokohama, 1939). Cet internationaliste japonais a traduit en 1979 l’ouvrage de Pierre Pescatore sur l’ordre juridique des Communautés de 1973 (EC法―ヨーロッパ統合の法構造) et publié en 1982 le premier manuel nippon sur la matière, en ouvrant la voie à une réflexion japonaise sur le phénomène de la supraconstitutionnalité et de l’intégration.
C’est en découvrant ces ouvrages dans les rayons de la bibliothèque de l’Université de Osaka que Yumiko Nakanishi décide de se dédier à l’étude du droit de l’intégration. Elle fait partie des pionniers de la discipline, ayant traduit dès le début de ses études doctorales du français le manuel qui servait de référence à l’époque et en tenant un séminaire mensuel par chapitre pour en diffuser le contenu.
L’influence du droit constitutionnel allemand
C’est de là que s’ouvre la porte de la recherche en Europe, où elle se rend pour travailler sur sa thèse sur le développement juridictionnel des compétences externes (Die Entwicklung der Außenkompetenzen der Europäischen Gemeinschaft, Peter Lang, 1998) auprès de la chaire du Professeur Albert Bleckman à Münster. La question des compétences présentait un attrait particulier pour les internationalistes japonais, intéressés à l’évolution du phénomène institutionnel international et voyant les Communautés comme un laboratoire d’expérimentation. Le volet des relations extérieures était de plus un sujet de grande actualité, avec l’arrêt AETR et les différentes opinions rendues à l’époque par la Cour (concernant l’OIT et l’OMC notamment).
Ces années allemandes ont fortement influencé la vision du phénomène européen de la Professeure Nakanishi. S’il est vrai que le droit japonais est inspiré à plusieurs égards du droit allemand et que les deux pays entretenaient déjà des liens académiques importants, c’est la possibilité d’approfondir la réflexion des constitutionnalistes allemands sur le système fédéral qui intéressait les européanistes japonais. Cela se reflète fortement dans le manuel publié par Yumiko Nakanishi (法学叢書EU法,2013). L’ouvrage s’ouvre sur une lecture du Zum ewigen Frieden de Kant comme étant à l’origine de l’idée de foedus pacificus expliquant l’idée européenne, mais on y découvre surtout une lecture subtile de la nature de l’Union à la lumière des concepts façonnés par la jurisprudence constitutionnelle allemande : ordre juridique sui generis, tiraillé entre la volonté des États membres de rester les Herren des Vetrages et le mouvement fédéral (pp. 18-35).
État actuel de la recherche en droit de l’Union au Japon
Les sujets de recherche de la Professeure Nakanishi se concentrent sur le droit constitutionnel européen et sur le droit européen de l’environnement. Ce dernier est un sujet de grand intérêt pour la doctrine japonaise, attentive aux évolutions jurisprudentielles européennes en raison notamment de l’absence de disposition explicite dans la Constitution japonaise à propos des questions environnementales. C’est à ce propos qu’elle a donc décidé de diriger un livre faisant le tour des questions d’actualité (Contemporary Issues in Environmental Law, Springer, 2016), mais aussi toute une série d’articles dédiés à l’idée de démocratie environnementale et au concept de Animal Welfare, qui rappellent le travaux d’Anne Peters dans ces domaines en droit international.
Néanmoins, la recherche japonaise sur le droit de l’Union ne revêt pas un intérêt purement académique. Elle est aujourd’hui sollicitée en raison du développement des accords de libre-échange entre UE et Japon. De plus, les entreprises japonaises investissant en Europe se tournent de plus en plus vers des experts en droit constitutionnel européen, afin de comprendre les scénarios post-Brexit. C’est pourquoi, si le chapitre 20 du manuel de Yumiko Nakanishi sur les rapports entre Union et Asie ne comptait que 5 pages, essentiellement dédiées à l’ASEAN, désormais il s’agit du thème qui fera l’objet de la plus grande refonte, témoignant de l’intérêt grandissant pour ces relations bilatérales.
Le développement de la recherche académique en droit de l’Union est également en pleine évolution. De plus en plus d’universités japonaises proposent un cours facultatif sur le droit de l’Union européenne. Le cours général donné par la Professeure Nakanishi en japonais auprès de l’Université Hitotsubashi compte 50 étudiants, son séminaire approfondi en anglais une dizaine. Dans le paysage académique, moins de 10 universitaires au Japon se dédient au droit constitutionnel européen ; néanmoins, un grand nombre de comparatistes s’intéressent à des branches spécialisées du droit de l’Union (notamment pour les questions relatives au droit de la concurrence).
Jusqu’à ce jour il existait au Japon surtout une association d’études européennes, animée par des politistes et des économistes avec fort peu de juristes. Yumiko Nakanishi vient de fonder la Hitotsubashi Association of European Union Law en 2014. Celle-ci fonctionne autour de séminaires mensuels, attirant des spécialistes de différentes branches du droit (constitutionnalistes, administrativistes et privatistes notamment) qui présentent des papiers concernant les évolutions du droit de l’Union dans leurs disciplines de compétence et qui sont publiés dans un journal spécialisé alimentant la réflexion japonaise sur le droit européen (EU法研究). Celui-ci, fondé et dirigé par la Professeur Nakanishi, va bientôt voir paraître son 5e numéro.
Si les travaux de l’éminent internationaliste Yasuaki Onuma appellent à une vision « trans-civilisationnelle » du droit international et à un pluralisme juridique conscient des racines historiques et culturelles du phénomène juridique, le point de vue externe sur le fonctionnement et l’évolution du droit de l’Union européenne que nous fournit la doctrine japonaise est sans doutes une perspective enrichissante et qui incite à prendre conscience de ce qu’Onuma appelle la dimension « multipolaire » du paysage juridique contemporain.
Yumiko Nakanishi is Professor of European Union Law at Graduate School of Law, Hitotsubashi University, Tokyo. She got Master of Law (Hitotsubashi University 1993), Magister Legum (University of Münster 1995) and Doctor of law (University of Münster, Germany 1998). She is founder and representative of Hitotsubashi Association of European Union Law. She is also responsible editor of Review of European Law (Shinzansha, ISSN 2424-0915). Her fields of research are EU constitutional law and EU environmental law.
Edoardo Stoppioni est doctorant en droit international public de l’Université de Paris I La Sorbonne. Il prépare une thèse sous la direction de la Professeure Hélène Ruiz Fabri, sur l’utilisation du droit international non écrit par le juge de l’OMC et l’arbitre de l’investissement. Il est actuellement Research Fellow au Max Planck Institut de Luxembourg for International and European and Regulatory Procedural Law