A propos d’une opinion séparée
L’article 18 de la Convention Européenne des droits de l’homme (ci-après la « Convention ») n’a pas d’existence indépendante. Cette disposition interdit de restreindre les droits et libertés garantis par la Convention dans un but inavoué, c’est-à-dire, un but non-conventionnel et autre que celui proclamé par les autorités étatiques (Merabishvili c. Géorgie [GC], n° 72508/13, 28 novembre 2017, §309). En novembre, la Cour Européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour ») a rendu deux arrêts sur le terrain de l’article 18 combiné avec une ou plusieurs dispositions de la Convention : Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12, 36847/12, 11252/13, 12317/13 et 43746/14, 15 novembre 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2), n° 14305/17, 20 novembre 2018.
Parmi ces deux affaires, l’affaire Navalnyy c. Russie est intéressante pour deux raisons. En premier lieu, cet arrêt a été rendu par la Grande Chambre, ayant réaffirmé sa jurisprudence Merabishvili. Plus fondamentalement et en deuxième lieu, une opinion séparée jointe à la présente affaire (ci-après « l’opinion ») se focalise sur le fait que l’article 17, interdisant l’abus de pouvoir, eût été le moyen le plus approprié pour aborder l’affaire.
L’opinion, objet de la présente note, s’inscrit dans l’ensemble des opinions séparées, qui constitue un corps de doctrine ayant le juge comme auteur (v., plus en détail, F. Rivière, Les opinions séparées des juges à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, Bruylant, 2005). Elle sera également utile pour les requérants pour décider quelle disposition serait la plus appropriée à invoquer dans l’hypothèse où ils rencontreraient des « problèmes structurels » relatifs à l’un ou plusieurs droits protégés par la Convention. Les réflexions des juges sur l’articulation entre les articles 17 et 18 de la Convention relancent donc une discussion à la fois théorique et pratique.
Contexte de l’affaire : violation de l’article 18
Le requérant, un opposant politique, a participé à des événements ou rassemblements politiques divers en 2012 et 2014. Il a été arrêté et jugé 7 fois sur le fondement des dispositions du droit administratif. Si la Chambre a jugé, par une courte majorité, qu’il était inutile d’examiner le grief tiré de la méconnaissance de l’article 18 combiné avec l’article 5 d’une part et l’article 11 d’autre part, la Grande Chambre renverse cette conclusion par la majorité et conclut à leur violation. Trois juges ont voté contre ce constat auquel est arrivée la majorité. Ils ont rédigé l’opinion avec deux autres juges ayant voté en faveur de la violation.
Opinion séparée : application de l’article 17 aux États
Tout d’abord, les juges rappellent que le libellé de l’article 17 contient une référence expresse à l’État.
Si cette disposition a vocation à s’appliquer en tant que moyen procédural permettant à la Cour de déclarer irrecevables les requêtes des auteurs qui « cherchent à se prévaloir des droits et libertés garantis par la Convention afin de les détruire ou de les vider de leur substance », ceci n’est pas le seul but de la disposition. Comme exposé dans l’opinion, les travaux préparatoires à l’article 17 confirment que des menaces peuvent émaner des États mêmes. Le représentant italien avait ainsi insisté sur l’insertion d’un article d’un libellé similaire à l’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ou encore, comme le soulignent les juges dans l’opinion, à l’article 5 commun au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Les juges concluent ainsi que « l’article 17 va bien au-delà de cas isolés de limitations inacceptables de droits individuels et permet de (voire est destiné à) prendre en compte les problèmes structurels où les abus de droits se prolongent et ressortent de la gravité générale de telle ou telle restriction au droit fondamental en question ».
On peut ajouter qu’en pratique, les requérants ont déjà essayé d’invoquer cette disposition à l’encontre des États-défendeurs. A titre d’exemple, dans l’affaire Sukhoy c. Ukraine (Sukhoy c. Ukraine, n° 18860/03, 21 décembre 2006, §13), le requérant s’est appuyé sur l’article 17 afin de contester l’interdiction de vente des actifs des entreprises paraétatiques imposée par une nouvelle loi, ce qui a été rejeté par la Cour au vu des faits d’espèce. De même, la Cour a examiné et rejeté les violations alléguées de l’article 17 seul (destruction alléguée du droit au procès équitable du requérant par l’Etat-défendeur, Malahov c. Moldovie, n° 32268/02, 07 juin 2007, §§20-21) ou combiné avec l’article 1 (grief non-développé et donc rejeté, Ülger c. Turquie, n° 25321/02, 26 juin 2007, §§53-54), l’article 14 (grief déclaré irrecevable au vu de la marge nationale d’appréciation dont disposait l’Etat en matière de procédure judiciaire, Freitag c. Allemagne, n°71440/01, 19 juillet 2007, §§57-59) ou encore l’article 34 (contestation d’une exigence imposée par une loi déclarée irrecevable car étroitement liée avec un autre grief rejeté par la Cour, Provide S.R.L. c. Italie, n° 62155/00, 5 juillet 2007, §§39-42).
Opinion séparée : éclaircissements sur l’articulation entre les articles 17 et 18
En pratique, l’article 17 a été par ailleurs invoqué en parallèle avec l’article 18 de la Convention (Tuncay c. Turquie, n° 1250/02, 12 décembre 2006, §§34-36). On rappellera à cet égard que même les travaux préparatoires témoignent un certain chevauchement entre les deux articles (travaux préparatoires à l’article 18, CDH(75)11, p. 3, dernier passage et la note de bas de page n°3).
Ceci constitue le deuxième point de réflexions des juges : l’article 17 est plus large que l’article 18. Si l’article 18 requiert une preuve d’une mauvaise intention, l’article 17 peut englober les cas où les autorités poursuivent un but inavoué, mais n’y est pas réduit. Ils expliquent : « [l]a notion d’abus de pouvoir est plus large que celle de détournement de pouvoir, de sorte que certains actes seront qualifiés d’ ‘abusifs’ non pas parce que leur but est illicite mais en raison de la manière dont le pouvoir a été utilisé ». Dans certaines circonstances, comme dans l’affaire en l’espèce, l’article 17 constitue un moyen plus approprié que le test dégagé dans l’affaire Merabishvili en termes de l’article 18, concluent les juges.
L’article 17 de la Convention a été rarement invoqué par les requérants à l’encontre des Etats après 2007. La future jurisprudence de la Cour permettra d’éclairer cette problématique d’articulation des deux dispositions et de leur application.
Elena Belova est doctorante contractuel en droit à la faculté de droit de l’Université de Lille