L’articulation entre le régime du mandat d’arrêt européen (ci-après MAE) et le respect des droits fondamentaux du prévenu a été à l’origine d’une importante jurisprudence constitutionnelle de la CJUE (rappelez-vous des billets précédemment consacrés par le blog à ce sujet). Confrontée à la recherche d’un équilibre délicat entre les exigences d’efficacité du système de coopération pénale au sein de l’Union et celles de protection des droits individuels, la Cour a progressivement bâti un régime encadrant cet agencement depuis sa décision Melloni de 2013. Au fil d’une belle évolution jurisprudentielle (rappelée notamment par Steve Peers ici), la Cour s’est montrée davantage à l’écoute de la deuxième branche de la question dans ses affaires de 2016 Aranyosi et Căldăraru, concernant la surpopulation dans les prisons hongroises et roumaines. C’est ici que la Cour a établi un test en deux étapes : les juridictions de l’État d’exécution peuvent bloquer la remise (1) s’il existe des « défaillances systémiques ou généralisées » concernant les conditions de détention dans le pays d’émission et (2) s’il existe un « risque réel » que l’individu faisant l’objet du MAE pâtisse de ces conditions.
La Cour a récemment eu à se prononcer à plusieurs reprises sur le régime du MAE. L’affaire Dorobantu – dont est ici commentée l’audience du 5 février 2019 – constitue la troisième affaire où la Cour est appelée à se prononcer sur le test Aranyosi à la suite de cet arrêt (après l’arrêt Celmer concernant la Pologne, dont l’audience a été commentée par Adriani Dori, et les arrêts ML et AY du 25 juillet 2018). Rappelons que la CJUE a également traité du MAE en relation avec le Brexit dans l’arrêt RO.
La juridiction de renvoi est le Hanseatisches Oberlandesgericht d’Hambourg qui demande à la Cour de clarifier dans quelles circonstances une juridiction nationale doit pouvoir bloquer le fonctionnement du MAE face à des risques de conditions de détention inhumaines et dégradantes, en l’espèce en raison de la taille des cellules roumaines. Le représentant de la République fédérale d’Allemagne souligne bien l’importance de l’affaire : la jurisprudence de la CJUE laisse subsister de doutes concernant certains détails pratiques. Cette affaire constitue l’occasion pour la Cour de mettre de la clarté dans ces zones d’ombre.
La question de recevabilité : la succession de différents MAE
Une question adressée par l’Avocat général avant l’audience portait sur la recevabilité de la question préjudicielle. Les autorités roumaines avaient pris un premier MAE aux fins de poursuites, suivi – à la suite d’une condamnation in absentia – d’un MAE aux fins d’exécution de la peine. Il était demandé aux parties si le fait que la question préjudicielle ait été posée par le juge de renvoi dans le cadre de la procédure pénale relative au premier MAE ne rendait pas caduque la procédure devant la CJUE.
L’ensemble des parties plaident en faveur de la recevabilité de la demande. Celles-ci s’alignent sur la plaidoirie du procureur d’Hambourg qui rejette le fait que les questions posées par l’OLG soient devenues hypothétiques. Il reviendrait au droit processuel national de déterminer à quelles conditions une procédure pénale est interrompue. Le juge allemand doit se prononcer à partir d’un ensemble d’éléments pertinents, parmi lesquels il faut compter la réponse de la Cour aux questions posées.
La question matérielle : l’interprétation de l’article 4 de la Charte à la lumière de la jurisprudence de la CEDH
En ce qui concerne la première question préjudicielle, portant sur les sources de droit à prendre en compte pour déterminer les contours de l’article 4 de la Charte, il existe un certain consensus à l’audience. Il n’existe pas de règles de droit de l’Union particulières concernant les conditions de détention, en l’absence de compétence sur ce point ; les États membres doivent toutefois respecter les droits fondamentaux, et la Charte en particulier. Les intervenants reconnaissent que les articles 4 de la Charte et 3 CEDH ont la même teneur textuelle. L’article 3 CEDH et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg l’ayant interprété constituent donc un référent fondamental. De plus, en raison de l’article 52(3) de la Charte, la protection au titre de la Charte ne peut pas être moins élevée que celle de la Convention. Cet article devient, comme l’explique la Commission, dans ce contexte une « clause de cohérence », dont la finalité est de protéger le juge national de risques de conflits normatifs.
Il subsiste néanmoins des débats sur les modalités de cette articulation. Le représentant de l’Allemagne souligne que l’article 4 de la Charte reste une disposition autonome. La différence fondamentale est que l’article 3 CEDH constitue un standard minimum que les États membres peuvent dépasser alors que l’article 4 constitue un standard uniforme que les États doivent respecter. La Cour doit donc clarifier dans son arrêt le raisonnement à suivre pour déterminer son contenu.
En revanche les Pays-Bas défendent une position plus ouverte. En l’absence de règles propres au droit de l’Union, plusieurs sources pertinentes doivent être employées pour donner corps à l’article 4 : il s’agit des instruments internationaux universels (le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou la Convention contre la torture des Nations Unies), mais surtout de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg qui a notamment recours aux rapports du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) et aux recommandations du Conseil de l’Europe en matière pénitentiaire. Tous ces instruments viennent donner corps à un seuil minimum abreuvant la Charte, même s’ils ne sont pas contraignants.
L’Espagne appelle à une position pragmatique : l’appréciation de la violation de l’article 4 est en tout état de cause une question casuistique et on ne saurait raisonner en termes de critères absolus établis ex ante.
Un deuxième point de débat consiste dans les conclusions à tirer de la jurisprudence strasbourgeoise. En effet, dans l’affaire CEDH Muršić c. Croatie, la Cour a clarifié dans quelles conditions le manque d’espace personnel en cellule peut constituer une violation de l’article 3 de la Convention. Elle affirme que lorsque l’individu dispose de moins de 3 m2, il existe une « forte présomption de violation », pouvant être renversée à trois conditions :
- la réduction d’espace est courte et occasionnelle,
- le détenu dispose par ailleurs d’une liberté de circulation hors cellule adéquate,
- la prison dans son contexte global ne présente pas d’autres circonstances aggravantes de mauvaises conditions de détention.
Pour la Roumanie, il convient d’en déduire qu’une mise en balance de la taille de la cellule avec l’ensemble des conditions de détention s’impose et qu’un État membre ne peut imposer des conditions plus restrictives sur le fondement de son propre droit national. Pour la Commission, il faut davantage considérer que la jurisprudence de la CEDH pose des standards clairs, que la CJUE suit clairement depuis ML et qu’il ne faut pas s’en départir.
La question procédurale : l’étendue du contrôle au sens de la jurisprudence Aranyosi
La seconde question préjudicielle présente une tournure davantage procédurale : quels sont les critères pour apprécier les conditions de détention dans le cadre du test Aranyosi ? Par rapport à l’intensité du contrôle, est-ce que les autorités judiciaires doivent se limiter à un contrôle de l’illégalité manifeste ou peuvent-elles opérer un contrôle complet des conditions de détention dans l’État d’émission ? En ce qui concerne les paramètres du contrôle, est-ce que l’existence du risque réel suffit à mettre la remise en échec ou encore faut-il procéder à une mise en balance de ce risque par rapport à l’ensemble de la condition de détention ?
Le représentant de M Dorobantu rappelle qu’il existe là un déséquilibre en matière d’informations car le détenu ne peut que difficilement apporter des preuves du risque systémique. Ainsi, la Cour constitutionnelle allemande a rappelé que les standards constitutionnels internes imposent au juge de se prononcer sur le fondement d’informations suffisantes et qu’il existe donc un devoir de diligence particulièrement important également en cas de MAE (voy. BVerfG, 237/2018, point 24).
L’Italie et la Roumanie se concentrent sur le rôle joué par les assurances de l’État d’émission. Le Gouvernement italien clarifie que l’analyse du risque de traitement inhumain doit être effectuée au cas par cas et doit s’arrêter face aux assurances de l’État d’accueil, qui est tenu de les respecter en vertu du principe de loyauté. L’article 4 ne saurait donc faire échec à l’exécution du MAE en cas d’assurances, comme on ne pourrait procéder à un contrôle approfondi mais seulement à un contrôle sommaire conformément à la jurisprudence Aranyosi. La Cour a pu expliquer dans l’affaire ML qu’il ne lui revient pas de se prononcer sur la taille minimum des cellules au sens du droit de l’Union et que leur dimension constitue un fait à mettre en balance avec un ensemble d’autres éléments pour vérifier le respect des droits fondamentaux.
L’Allemagne suit un raisonnement différent. La dignité humaine est un droit absolu et ne saurait être mise en balance avec des considérations d’efficacité. Si l’impossibilité de raisonner en termes de balancement existe également dans le cas de la lutte contre le terrorisme, tel doit également être le cas dans le contexte de la coopération pénale européenne.
L’Irlande clarifie que, concernant la seconde sous-question, la Cour a déjà largement répondu dans l’affaire ML que l’on ne doit considérer que les conditions de détention que la personne risque d’encourir et non pas prendre en compte toutes les prisons éventuelles de l’État d’émission. Raisonner autrement donnerait lieu à des délais déraisonnables et augmenterait le risque d’impunité. La juridiction saisie doit prendre en compte toutes les informations utiles à cet égard, y compris les assurances de l’État d’émission et les informations fournies par d’autres États membres.
L’Avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona rendra ses conclusions dans cette affaire le 30 avril prochain.
Edoardo Stoppioni est doctorant en droit international public de l’Université de Paris I La Sorbonne. Il prépare une thèse sous la direction de la Professeure Hélène Ruiz Fabri, sur l’utilisation du droit international non écrit par le juge de l’OMC et l’arbitre de l’investissement. Il est actuellement Research Fellow au Max Planck Institut de Luxembourg for International and European and Regulatory Procedural Law.
Une réflexion sur “L’audience de la CJUE dans l’affaire Dorobantu (C-128/18) : un nouvel épisode de la saga du test Aranyosi, Edoardo Stoppioni”