L’arrêt LM comptera parmi les grandes décisions constitutionnelles de cette année. La Grande Chambre y aborde la dimension constitutionnelle de l’Espace de liberté, sécurité et justice, à savoir:
- les limites à la confiance mutuelle et au mécanisme de reconnaissance mutuelle mis en place par le mandat d’arrêt européen (ci-après, MAE),
- l’emprise des droits fondamentaux dans ce cadre et le poids à accorder au mécanisme de l’art. 7 TUE, permettant aux institutions européennes d’agir contre un Etat membre pour adresser une violation grave de l’art. 2 TUE.
Les faits du litige au principal sont simples. LM est arrêté en Irlande sur la base de trois MAE émis par les autorités judiciaires polonaises. Devant les autorités irlandaises, il refuse de donner son consentent à la remise, en soutenant qu’en Pologne il serait exposé à un risque flagrant de déni de justice, en violation de son droit fondamental au procès équitable. A l’appui de cet argument, il invoque la proposition motivée de la Commission ayant entamé la procédure de l’art. 7(1) TUE contre la Pologne.
Dans son renvoi, l’autorité suprême irlandaise se déclare convaincue que la situation en Pologne enfreint l’Etat de droit et que, partant, il devrait être possible de refuser de remettre LM en l’espèce. La High Court se fonde sur l’arrêt de Grande Chambre Aranyosi, qui avait consacré la possibilité de refuser l’exécution d’un MAE en cas de « défaillances systémiques et généralisées » dans l’Etat d’émission exposant le prévenu à un risque de violation de sa dignité humaine. Elle interroge alors la CJUE sur les modalités du refus : l’autorité appelée à exécuter le MAE peut-elle simplement constater la suspension de l’Etat de droit d’une manière générale et refuser la remise? Ou alors, doit-elle vérifier que la personne à remettre sera in concreto exposée au risque de violation de son droit au procès équitable ?
La réponse de la CJUE soulève des enjeux multiples et pour les analyser au mieux il convient de les aborder séparément. Un précédent post a analysé: (1) la prémisse théorique de la Grande Chambre sur le contenu du principe de confiance mutuelle, (2) l’élargissement à la violation d’un droit autre que la dignité humaine de l’exception prétorienne au principe de confiance mutuelle fondée sur la « défaillance systémique ». Ce post aborde les conditions auxquelles cette exception est soumise et son rapport avec la procédure de l’Article 7 TUE, (§§61-70).
L’application d’un test en deux étapes
Ayant admis que le droit au procès équitable peut déclencher l’exception de « défaillance systémique », la Grande Chambre explique le raisonnement en deux étapes, déjà utilisé dans l’arrêt Aranyosi, que le juge national doit suivre pour la mettre en œuvre :
- La première étape consiste dans l’établissement de l’existence d’un risque de violation du droit au procès équitable en raison de « défaillances systémiques ou généralisées » dans l’Etat membre vers lequel la remise devrait être effectuée. Le juge national requis devra se fonder sur « d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés concernant le fonctionnement du système judiciaire dans l’État membre d’émission » et devra appliquer le standard de protection du droit fondamental garanti par la Charte. En l’espèce, la Grande Chambre mentionne l’existence de règles expresses concernant la révocation des juges et des mécanismes nécessaires pour protéger les décisions judiciaires du contrôle politique. Elle s’abstient cependant d’analyser la situation polonaise. En effet, comme l’avait expliqué l’AG dans ses conclusions (§§35-45), la tache de mener cette analyse aux fins de l’exception de « défaillance systémique » revient exclusivement au juge national et surtout, sur le plan des institutions, c’est au Conseil de se prononcer sur la question proche mais bien plus générale de l’état du respect des droits fondamentaux en Pologne dans le cadre de la procédure de l’art. 7 TUE. En effet, l’on ne saurait pas se surprendre lorsque la CJUE suggère au juge national certains critères d’analyse d’une question, alors que l’appréciation lui revient de manière exclusive (pensons, par exemple, aux décisions de la CJUE en matière de restrictions nationales aux libertés fondamentales). C’est en revanche le caractère hautement politique de la question en l’espèce, que le TUE réserve au Conseil, qui parait motiver le silence de la Grande Chambre.
- En cas d’établissement de l’existence d’un risque réel, le juge national devra apprécier in concreto le risque pour la personne qui devrait faire l’objet de la remise. Le juge est tenu de « préciser, de manière concrète et précise, si, dans les circonstances de l’espèce, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, à la suite de sa remise à l’État membre d’émission, la personne recherchée courra ce risque ». Cette vérification comprend deux volets. D’une part, le juge doit apprécier l’impact des défaillances systémiques au niveau des juridictions compétentes pour connaître des procédures auxquelles sera soumise la personne recherchée. D’autre part et dans l’affirmative, il doit vérifier l’existence « de motifs sérieux et avérés de croire que ladite personne courre un risque réel de violation de son droit fondamental à un procès équitable, eu égard à sa situation personnelle ainsi qu’à la nature de l’infraction pour laquelle elle est poursuivie et au contexte factuel qui sont à la base du mandat d’arrêt européen ». Ce n’est qu’après ces deux vérifications, que le juge national requis peut refuser de donner suite au MAE s’il n’arrive pas à écarter l’existence d’un risque réel du droit fondamental à un procès équitable.
La délicate question des rapports entre la procédure de l’article 7 TUE et l’exception de « défaillances systémiques »
La Grande Chambre aborde aussi dans ces paragraphes la question des rapports entre la procédure de l’Article 7 TUE et l’exception de « défaillances systémiques ».
D’une part la Grande Chambre admet que « les informations figurant dans la proposition de la Commission constituent des éléments particulièrement pertinents aux fins de cette évaluation », dans le cadre de la première étape esquissée ci-dessous, c’est-à-dire pour établir l’existence d’un risque de violation du droit au procès équitable en raison de « défaillances systémiques » dans l’Etat membre d’émission.
En revanche, la Cour n’accorde aucune pertinence à ladite proposition dans le cadre de la vérification in concreto du risque pour la personne concernée. La High Court demandait si « en dépit des conclusions de la Cour » dans Aranyosi, cette vérification pouvait être omise dans un cas comme celui d’espèce, étant donné la proposition de la Commission de déclencher la procédure de l’art. 7(1) TUE contre la Pologne.
Pour la Grande Chambre, la vérification in concerto ne peut être omise qu’à l’issue de l’ensemble de la procédure de l’art. 7 TUE, et pas au vu du seul acte l’ayant déclenchée, en l’occurrence la proposition de la Commission. Or en l’espèce seule la première partie de la procédure de l’art. 7 TUE –a été entamé contre la Pologne. Pour omettre la vérification in concreto, il ne suffit pas que le Conseil, approuve au 4/5ème une décision constatant l’existence, dans l’Etat membre de remise, d’« un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 TUE ». Il faut que, au-delà de cette étape, comme le prévoit l’article 7(2) TUE, le Conseil approuve à l’unanimité, une décision constatant l’existence « d’une violation grave et persistante » des valeurs visées à l’article 2 TUE. Au surplus, la Grande Chambre ajoute que la suspension automatique ne peut se faire que si, le Conseil dans sa décision suspend expressément, la décision-cadre sur le MAE envers l’Etat membre visé. Ce faisant, la Grande Chambre semble aller au-delà des textes. En effet, l’art. 7 TUE prévoit la suspension des droits de l’Etat membre visé, mais pas la suspension spécifique d’un instrument de droit UE et le considérant 10 de la décision cadre du MAE semble admettre la suspension automatique dès lors que le Conseil a adopté une décision conformément à l’art. 7(1) TUE.
La Grande Chambre réduit sensiblement les cas où un refus automatique d’un MAE, sans vérification de la situation spécifique de la personne concernée, est possible. Toutefois, elle laisse au juge requis la possibilité de refuser la remise aux conditions déjà développées dans Aranyosi, en maintenant la nécessite d’un contrôle au cas par cas, tout en autorisant, dans les hypothèses de risque de violation, le refus de remise de la part du juge requis.
Sara Migliorini, (Ph.D., EUI), Chargée de recherche, Centre de droit comparé, européen et international, Université de Lausanne