Interview de Paul Nihoul, juge au Tribunal de l’Union européenne

Dans cette interview réalisée le 22 juillet 2019 par Catherine Warin, M. Paul Nihoul, juge au Tribunal de l’Union européenne, nous livre ses réflexions sur le rôle du Tribunal et sur sa fonction au sein de cette juridiction.

Pouvez-vous retracer l’itinéraire qui vous a mené jusqu’au Tribunal de l’Union européenne ?

J’ai fait des études de langues et littératures romanes. Puis des études de droit, tout cela à l’université catholique de Louvain. Ensuite, je suis parti aux Etats-Unis, à l’université de Harvard, pour une maîtrise complémentaire.

Par la suite, j’ai exercé plusieurs fonctions : avocat aux Etats-Unis, référendaire à la CJCE, chercheur (j’ai obtenu mon doctorat en droit en 1998), puis professeur d’abord aux Pays-Bas et ensuite en Belgique.

En vous disant tout cela, je m’aperçois que cela fait beaucoup d’études, et peut-être beaucoup de détours! Dans la vie, j’ai appris que les événements choisissent souvent. Une vie se bâtit sur des rencontres. Il faut être bon dans ce qu’on fait, et dans qui on est. Ce qui compte, alors, c’est la disponibilité d’esprit. Sur le plan du contenu, je pense qu’il est important de disposer d’une formation aussi large que possible. Comme chercheur, ce sont les relations transversales qui sont les plus intéressantes. Comme juge, la capacité à maintenir une cohérence à travers l’ensemble des matières traitées est importante.

Comment se fait la transition d’une carrière principalement académique à une fonction juridictionnelle ?

L’attitude de base reste identique : il faut être exigeant avec sa réflexion, et sa rédaction. On ne peut se satisfaire d’une demi-analyse, ou pousser le problème sous le tapis. Ce qui compte, c’est la clarification. Je suis à la recherche de ce qui n’est pas clair, et j’aime défaire les nœuds.

Ceci dit, les deux formations que j’ai pu suivre dans ma jeunesse (linguistique et droit) jouent un rôle central dans ma vie juridictionnelle, comme elles ont joué un tel rôle dans ma vie académique. L’articulation des raisonnements, et leur formulation, sont pour moi essentielles.

Nous sommes ici pour résoudre des cas. C’est vrai – mais pas seulement. Nous sommes ici aussi pour expérimenter des façons de parvenir à un résultat commun, et pour construire un langage qui soit partagé. Cela peut sembler compliqué, mais cela ne l’est pas. Supposons que, dans une affaire, un juge pense A et l’autre B. Que va-t-on faire ? Voir ce que pense le troisième, pour déterminer s’il existe une majorité, et écarter l’opinion de la minorité ? il me semble que, dans une société telle que la nôtre, qui est pleine de diversités, mais aussi de déchirures, une telle approche doit idéalement être complétée. Pour moi, il faut intégrer le raisonnement de la minorité : examiner sur quels arguments elle repose et indiquer de manière explicite pourquoi ces arguments n’ont pas été retenus.

Il faut de la clarté mais aussi de la prise en compte. Si une partie ne trouve pas de réponse à nos arguments dans nos arrêts, comment imaginer qu’elle puisse se sentir prise en compte ? C’est le fait de ne pas être pris en compte qui suscite le sentiment de « disconnect » : cette idée que les « élites », qui qu’elles soient, ne comprennent pas les gens.

Comment organiser cette prise en compte ?  

Par l’écoute. Nous devons rendre disponible en nous l’énergie dont nous avons besoin pour écouter. Quand j’écoute les parties, ou que j’écoute mes collègues en délibéré, est-ce que je les écoute vraiment ? Ou est-ce que j’ai déjà mon idée en tête ? Pour moi, un juge est une personne libre. L’indépendance, c’est-à-dire l’ouverture aux vues des parties et des collègues, doit être totale jusqu’à la prise de décision par le collège.

La fonction juridictionnelle se distingue du domaine politique car nous ne sommes pas élus. Notre légitimité commence par la façon que nous avons d’écouter les parties. Elle se poursuit par la qualité de notre recherche, et de notre réflexion. Elle se termine par notre attitude dans le processus qui conduit à la décision. Ainsi, elle repose sur une décision bien construite, bien réfléchie, bien formulée, dans laquelle les points de vue ont été pris en compte, est légitime. Elle n’est pas fondée sur un rapport de forces, comme cela peut être le cas dans le domaine politique.

Quelle évolution observez-vous entre la CJUE où vous étiez référendaire et l’institution où vous siégez maintenant ?

J’ai exercé la fonction de référendaire à la Cour entre 1991 et 1995. A cette époque, les référendaires étaient plus jeunes. Beaucoup partaient après quatre ou cinq ans pour poursuivre leur carrière ailleurs. La situation a changé. Nous avons davantage de référendaires plus expérimentés. C’est un avantage, pour la qualité de notre réflexion.

On dit parfois que les référendaires font la loi – est-ce vrai ?

Je ne peux pas répondre pour mes collègues, je ne sais pas ce qui se passe dans chaque cabinet. Dans le mien, je ne le cache pas, le travail est collégial. Nous formons une équipe. Bien sûr, quelqu’un doit prendre, au terme de la réflexion, une décision. C’est mon rôle, et je l’assume. Mais aucune décision n’est prise sans réflexion commune. Cette relation spéciale entre un juge et ses référendaires exige une confiance à toute épreuve, dans les deux sens. Elle est indispensable à notre travail.

Quelles sont les spécificités du travail au Tribunal par rapport à ce qui se fait à la Cour ?

Au Tribunal, les juges avaient l’habitude de juger à trois mais petit à petit nous nous alignons sur la Cour et la chambre de cinq devient la formation par défaut. Néanmoins, une spécificité demeure : tandis qu’à la Cour, les lecteurs d’arrêt font leur travail avant la distribution du projet aux membres, au Tribunal ils interviennent après le délibéré. Sur le plan du contenu, les matières que traite le Tribunal font que la réflexion qui y est menée porte surtout sur le contrôle à exercer sur les actes des institutions – avec l’idée qu’une administration bien contrôlée est une administration qui marche bien.

Or, il nous faut composer avec 27, 28 traditions juridiques de contrôle de l’administration. Cela va bien au-delà de la distinction schématique entre tradition française du recours en annulation et tradition anglo-saxonne du recours en réformation. Il faut tâcher d’identifier ce qui unit et ce qui sépare nos systèmes. C’est là qu’on retrouve cette idée que ce que nous faisons, au Tribunal, comme à la Cour d’ailleurs, c’est, tous les jours, inventer un langage juridique commun, c’est-à-dire une approche nouvelle et originale, fondée sur le dialogue entre nos institutions, et s’appliquant aux problèmes qui nous sont soumis, pour résoudre ces problèmes d’une manière européenne et non pas d’une manière nationale – sans aucune idée péjorative sur cette dernière façon d’aborder les choses.

Sincères remerciements à Paul Nihoul pour sa grande disponibilité.

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