Questionnements autour de la pratique hongroise de rétention systématique des demandeurs d’asile en zone de transit – par Edoardo Stoppioni

Le 13 mars 2020, la CJUE a entendu en Grande chambre les parties dans deux affaires PPU jointes (affaires C-924/19 PPU et C-925/19 PPU) concernant la pratique hongroise de placement des demandeurs d’asile dans des zones de transit et les limitations connexes d’accès au juge.

Ce qui rend cette affaire particulièrement intéressante est qu’elle permet de penser le contexte plus large dans lequel elle s’insère. D’une part, elle permet de revenir sur les effets pervers de l’approche des hotspots, initiée dans l’Agenda européen en matière de migration de la Commission de 2015 pour faire face à la crise migratoire. Ces « points d’accès » sont des zones situées à la frontière extérieure de l’UE où l’affluence migratoire est particulièrement importante et ont vocation à mettre en œuvre la « relocalisation » : permettre la répartition des quotas de réfugiés entre États membres, assurer leur identification et coordonner les opérations de retour. Mais progressivement cette approche a introduit un changement de paradigme : « le contrôle plutôt que la protection ». La jurisprudence de la CEDH ne s’est pas montrée sévère à l’égard des hotspots, comme le démontrent les décisions JR c. Grèce et Kaak c. Grèce, en soulignant les circonstances de pression migratoire démesurée (ce que le GISTI, par exemple, a pu regretter).

D’autre part, elle s’inscrit dans une politique judiciaire de la Commission qui a commencé à contester les réformes hongroises plaçant systématiquement les demandeurs d’asile dans des zones de transit, où la liberté de circulation est fortement encadrée, seuls endroits où il est désormais permis de demander la protection internationale (ce qui a rapidement alerté le Comité d’Helsinki hongrois). Dans plusieurs affaires pendantes, la Commission a dénoncé plusieurs violations du droit de l’UE relatives à cette pratique. Dans l’affaire C-808/18 notamment, la Commission a agi en manquement pour violation de plusieurs dispositions des directives en matière d’asile.

Une affaire représentative de l’évolution de la pratique hongroise

Les affaires au principal devant la juridiction de renvoi (le tribunal administratif et du travail de Szeged) concernent un père iranien et son fils, poursuivis pour motif religieux, et un couple syrien gravement malade qui ont fait l’objet d’un refus de réadmission de la part des autorités serbes (c’est-à-dire refus de recevoir une personne expulsée par un État, indépendamment de l’existence d’un accord de réadmission entre les deux pays). Lors de leur entrée sur le territoire hongrois, où ils cherchent à obtenir la protection internationale, ils se sont retrouvés bloqués dans la zone de transit, où ils vivent depuis plusieurs mois désormais, et ne disposeraient pas d’un recours juridictionnel effectif en droit hongrois pour contester ce placement systématique.

Selon la partie requérante, le décret gouvernemental hongrois aurait autorisé les autorités nationales à agir en violation du droit de l’Union, en s’arrogeant des prérogatives exorbitantes sous prétexte de la crise migratoire. En effet, l’article 54(5) de la loi sur le droit d’asile aurait introduit un nouveau motif d’irrecevabilité en cas de refus de réadmission, sans étude du fond de la demande d’asile. Ce motif d’irrecevabilité de la demande est lié au fait que les demandeurs d’asile en zone de transit aient transité par la Serbie (considéré comme un pays tiers sûr), ce qui justifierait justement leur réadmission quasi-systématique dans ce pays, sans examen de leurs demandes au fond (amplius ici, p. 37 point 141). De même, la législation d’urgence hongroise prévoit, en cas d’afflux migratoire, une obligation de désigner le lieu de séjour du demandeur de protection en zone de transit, toujours sans examen au fond de la demande et sans motivation substantielle.

La position du Gouvernement consiste à nier les différentes incompatibilités avec le droit de l’Union. Même si le rejet de la demande d’asile tenait à un motif d’irrecevabilité contraire au droit de l’Union, d’après le Gouvernement le principe de sécurité juridique devrait primer : l’autorité administrative ne dispose que d’un pouvoir de retrait limité à des circonstances exceptionnelles qui ne saurait l’emporter sur l’idée de quieta non movere au fondement de la sécurité juridique. Le droit de l’UE n’impose pas un pouvoir plus étendu, comme le confirmerait l’affaire   Kühne & Heitz (C-453/00). Lors de l’audience, un juge de la formation a pu faire remarquer que le Gouvernement invoquait là une affaire concernant les cuisses de volaille et se demandait si le principe de sécurité juridique ne devait pas être interprété autrement lorsqu’il s’agit de la dignité de l’individu, notamment à la lumière de la Charte.

Concernant l’ordonnance de placement en zone de transit, le gouvernement a reconnu qu’elle ne pouvait faire l’objet d’un recours juridictionnel que de façon très limitée. En revanche, il soutient que le droit administratif hongrois permettrait une « demande de protection juridictionnelle immédiate » permettant de pallier ces carences (art. 50 du code de procédure administrative hongrois). Les juges ont longuement questionné les parties à ce propos. L’avocate des requérants a pu clarifier que cette procédure n’est que virtuellement ouverte aux demandeurs de protection internationale. En réalité, la pratique juridictionnelle hongroise rendait pratiquement impossible l’accès à cette procédure dans le contexte des réformes normatives portant sur le droit d’asile.

Enfin, le Gouvernement soutient que le séjour en zone de transit ne saurait être qualifié de rétention ni de détention car les demandeurs sont toujours libres de quitter cette zone pour se rendre en Serbie. Les questions de la juridiction de renvoi à cet égard ne seraient donc pas pertinentes.

La position de la Commission

Selon la Commission, l’évolution du droit hongrois de l’asile va à l’encontre des principes fondamentaux du droit de l’Union en la matière, qui eux-mêmes reposent sur l’idée fondamentale selon laquelle la demande de protection internationale doit être instruite dans des conditions dignes. Cela découle des obligations internationales pesant sur l’Union et ses États membres, ainsi que de l’article 2 TUE. Les règles nationales hongroises violent le principe de primauté et minent la politique d’asile commune. Pour reprendre les termes de la Cmmission, dire que la Hongrie ne garantit désormais qu’un niveau de protection moindre par rapport à celui demandé par le droit de l’Union est un « euphémisme ».

Il y a essentiellement deux aspects du droit hongrois de l’asile qui posent des problèmes de compatibilité avec le droit de l’Union européenne : le nouveau motif d’irrecevabilité des demandes de protection internationale (concernant la notion de pays de transit sûr) et le maintien en zone de transit.

En ce qui concerne le premier aspect, le droit hongrois irait à l’encontre de l’article 33 de la Directive 2013/32, dite ‘procédure’. La position de la Hongrie consiste à dire qu’elle agit ainsi afin d’éviter l’asylum shopping et qu’elle dispose d’une marge d’appréciation pour transposer la directive. En revanche, la Commission considère que le droit de l’Union contient déjà des dispositions pour éviter l’asylum shopping et qu’une législation nationale qui fait obstacle au droit d’asile en raison du simple historique du voyage du migrant, sans étude individuelle de la demande, est manifestement contraire au droit de l’Union.

En ce qui concerne la question du maintien en zone de transit, la Commission souligne deux types de problèmes. D’une part, la durée de détention dépassant les 4 semaines constitue une violation de l’article 43 de la directive procédure sur les procédures d’asile à la frontière. D’ailleurs, la Hongrie ne conteste pas qu’elle n’applique pas ces garanties procédurales, elle affirme tout simplement que celles-ci n’ont pas vocation à s’appliquer car on ne serait pas face à une procédure à la frontière, mais plutôt à une procédure ordinaire qui se déroulerait, par hasard, à la frontière. La Commission s’oppose à l’inapplicabilité de la disposition et soutient qu’elle a précisément vocation à régir une législation nationale qui régule l’entrée de demandeurs d’asile sur le territoire national. L’argument hongrois tend à construire des procédures parallèles qui échappent au droit de l’Union.

D’autre part, la Commission soutient que le maintien en zone de transit constitue bel et bien une rétention arbitraire. La CEDH, dans son affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie § 217, énonce les composantes du faisceau d’indices qui permet de distinguer entre restriction de la liberté de circuler et privation de liberté dans le contexte du maintien d’étrangers dans des zones de transit, soulignant l’importance du cadre juridique interne et du degré et de la durée de la privation de liberté. Cette problématique est au cœur de la procédure en cours dans l’affaire C-808/18. Mais la Commission ajoute que la rétention systématique des demandeurs d’asile et l’accès limité au juge, dans ce contexte, constitue également une violation des articles 26 de la directive procédure relatif au placement en rétention.

L’Avocat général Pikamäe rendra ses conclusions dans cette affaire le 21 avril 2020, conclusions qui – avec les autres affaires pendantes – permettront d’enrichir la réflexion générale sur l’évolution de la protection des demandeurs de protection internationale dans le droit européen de l’asile.

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