CJUE, 2 septembre 2021, Moldavie/Komstroy, aff. C-741/19
Le traité sur la charte de l’énergie (TCE) auquel l’UE et tous ses États membres, à l’exception de l’Italie, sont parties, a été conclu à la fin de la guerre froide en 1994 en vue de garantir la transition politique et économique des marchés de l’énergie dans les pays d’Europe centrale et orientale et de l’ancienne Union soviétique. Fervent partisan de ce traité multilatéral, l’UE cherchait à l’époque à protéger les investissements des sociétés occidentales en Europe centrale et orientale.
Ainsi, le TCE prévoit un règlement des différends investisseurs–État (RDIE), lequel permet à un investisseur d’un État contractant, en cas de litige concernant ses investissements en matière d’énergie sur le territoire de l’autre État contractant, d’introduire un recours contre cet Etat devant un tribunal arbitral ad hoc (article 26.6). A la différence de l’arbitrage commercial, les tribunaux arbitraux résultent du TCE lui-même et non pas de l’autonomie de la volonté des parties au litige (arrêt, pt. 59). En outre, les Etats parties à ces tribunaux ont consenti à soustraire les litiges d’investissement à la compétence de leurs propres juridictions, dans le dessein d’attirer les investisseurs étrangers. Le montant des compensations accordées par ces tribunaux, la rapidité des procédures ainsi que leur confidentialité répondent assurément mieux aux attentes des investisseurs que les procédures juridictionnelles classiques.
Dotée récemment d’un règlement sur le climat, l’UE est en passe d’adopter dans le cadre du Green Deal bon nombre de mesures réglementaires qui garantissent une décarbonisation de la production énergétique. Le Green Deal prévoit, à cet égard, une réduction substantielle des importations de charbon d’ici 2030 (71-77 % par rapport à 2015) et, après 2030, une diminution des importations de pétrole (78-79 %) et de gaz naturel (58-67 % par rapport à 2015). À cela il convient d’ajouter que la politique de prêts dans le secteur de l’énergie de la Banque Européenne d’Investissement (BEI), adoptée par les ministres européens des Finances en décembre 2019, supprimera, d’ici à la fin de 2021, le soutien aux projets énergétiques liés aux combustibles fossiles. Si ces mesures auront pour effet d’accroître les investissements dans les énergies vertes, elles entraîneront en revanche un déclin significatif des investissements dans les énergies fossiles à travers l’Europe et affecteront les droits conférés par le TCE aux investisseurs étrangers. Or, d’après ses critiques, le TCE pourrait compromettre l’objectif de neutralité carbone que l’UE compte atteindre en 2050. Ce traité ferait peser, par le biais de son mécanisme d’arbitrage privé, une épée de Damoclès sur les autorités nationales qui décideraient de s’affranchir des combustibles fossiles. Leurs craintes sont-elles exagérées ? Le TCE a d’ores et déjà donné lieu à plus de 136 litiges, dont la grande majorité concernent des États européens, l’Espagne étant actuellement la principale cible des investisseurs privés. En 2012, Vattenfall a réclamé à l’Allemagne un montant de 4,7 milliards d’euros pour compenser ses pertes prétendument subies en raison de la fermeture progressive des réacteurs nucléaires. Par ailleurs, il y a quelques semaines, la société allemande RWE a réclamé aux Pays-Bas une compensation d’1,4 milliard d’euros en raison de l’abandon progressif du charbon d’ici 2030. Le TCE constitue ainsi l’accord d’investissement qui engendre le plus grand nombre de procédures d’arbitrage ISDS. Pour éviter d’être attraits devant ces tribunaux, certaines autorités pourraient renoncer à s’engager dans la transition énergétique (regulatory chill).
Avec l’élargissement de l’UE à l’Europe de l’Est en 2004 et l’essor d’un marché unique de l’énergie, le TCE a perdu son intérêt initial pour l’UE. L’UE et plusieurs de ses Etats membres souhaiteraient d’ailleurs l’aligner sur l’Accord de Paris sur le climat et supprimer le recours à la procédure d’arbitrage prévu par l’article 26 du TCE. Les ambitions de réformer le TCE butent sur la règle de l’unanimité qui prévaut ainsi que sur l’opposition de plusieurs Etats tiers (Japon, pays d’Asie centrale). A choisir entre la peste et le choléra, il ne resterait plus à l’UE que de dénoncer le TCE comme l’Italie l’a fait en 2016.
Depuis peu, la dénonciation éventuelle du TCE par l’UE et ses États membres ne relève plus de l’utopie. Cette solution paraît désormais confortée par un arrêt rendu le 2 septembre dernier par la grande chambre de la Cour de justice de l’UE (CJUE). Dans un litige, à première vue, étranger au droit de l’UE – dans la mesure où il opposait la Moldavie à une société ukrainienne d’énergie, la compatibilité du mécanisme ISDS institué par le TCE avec le droit de l’Union, fut soulevé devant la CJUE. Cette dernière avait été interrogée, à titre préjudiciel, par la Cour d’appel de Paris dans le cadre d’un recours en annulation introduit par la Moldavie contre une sentence arbitrale qui avait été rendue par un tribunal ad hoc constitué sur la base du règlement d’arbitrage siégeant à Paris constitué en vertu du règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international. Le litige portait sur la compétence de ce tribunal en rapport avec la qualification de la vente d’électricité par une entreprise privée à la Moldavie. Cette vente constituait-elle un investissement (ce qui justifiait l’application du TCE) ou une créance (ce qui aurait rendu la sentence arbitrale contraire à l’ordre public français) ?
Si la CJUE n’est, en principe, pas compétente pour interpréter un accord international pour ce qui concerne son application dans le cadre d’un différend ne relevant pas du droit de l’UE, il en va différemment lorsque la juridiction de renvoi pourrait être amenée, dans le cadre d’une affaire relevant directement du droit de l’Union, à se prononcer sur l’interprétation des dispositions d’un traité mixte (arrêt, pt. 29-31).
La CJUE s’est déclarée compétente pour statuer sur les dispositions du TCE étant donné qu’en étant conclu par l’UE cet accord constitue un acte juridique propre à son ordre juridique (conclusions AG Szupnar, pt. 29 ; arrêt, pt. 49). La question se posait alors si la jurisprudence Achmea (CJUE, 6 mars 2018, C‑284/16) pouvait être transposée à ce différend (conclusions AG Szupnar, pt. 49). Dans cet arrêt qui fit couler beaucoup d’encre, la CJUE avait jugé que le recours à un tribunal arbitral institué sur le fondement d’un traité d’investissement conclu entre les Pays-Bas et la Slovaquie n’était, au sein de l’ordre juridique de l’UE, pas permis. Le raisonnement était le suivant : dans la mesure où l’UE repose sur des valeurs partagées avec les États membres, les juridictions étatiques doivent coopérer avec la CJUE, laquelle garantit l’unité l’interprétation du droit de l’UE (Achmea, point 35). Or, le tribunal arbitral prévu par le traité bilatéral néerlandais-slovaque, qui se situait en dehors du système juridictionnel de l’UE, était susceptible d’interpréter le droit de l’UE sans pouvoir pour autant interroger à titre préjudiciel la CJUE. Il s’ensuivait que ce tribunal arbitral portait atteinte à l’autonomie du système juridique de l’UE (Achmea, point 33).
Or, la CJUE dans l’arrêt Achmea n’avait pas tranché toutes les questions relatives aux relations entre l’arbitrage d’investissement et le droit de l’UE. On rappellera que le TCE – traité multilatéral conclu par l’UE – n’est à priori pas pleinement assimilable au traité bilatéral d’investissement au cœur de l’arrêt Achmea (conclusions AG Szupnar, pt. 72).
La CJUE a jugé que le fait que l’UE soit partie au TCE et, partant, soit liée par ce traité n’oblitérait pas l’incompatibilité du mécanisme RIDE intra-UE avec le droit de l’UE. D’une part, le traité international (qu’il soit bilatéral ou multilatéral) a pour effet d’instituer un mécanisme de protection juridictionnelle extérieur au système juridictionnel étatique (arrêt, pt. 51-52) alors que, d’autre part, ces tribunaux arbitraux sont susceptibles d’interpréter un traité qui relève du droit de l’Union sans constituer pour autant une juridiction étatique et, partant, coopérer avec la CJUE (conclusions AG Szupnar, pt 78).
En associant les juridictions nationales à l’œuvre jurisprudentielle de la CJUE, conformément à l’article 19, §1er, al. 2, TUE, le mécanisme de question préjudicielle est devenu la « clé de voûte » (Achmea, pt. 37 ; arrêt, pt. 46) du système juridictionnel européen. Il constitue ainsi l’archétype d’une représentation de l’Union au sein de laquelle le juge national, en tant que rouage du système juridictionnel, est le garant de l’état de droit.
Si en droit français le respect de l’ordre public par le tribunal arbitral institué en vertu du TCE est contrôlé par les juridictions civiles, la CJUE souligne, comme elle l’avait à propos du droit procédural allemand dans l’affaire Achmea, que le code de procédure civile ne prévoit qu’un contrôle limité portant sur la compétence du tribunal arbitral (arrêt, pt. 57). A la différence de l’arbitrage commercial où le contrôle est plus étendu, il n’y aurait donc pas de soupape de sécurité.
On se souviendra que le 5 mai 2020, en vue de se conformer aux enseignements de l’arrêt Achmea, 23 États membres ont conclu un accord portant extinction de 181 traités bilatéraux d’investissement qu’ils avaient conclus entre eux. Divisés sur la compatibilité du TCE avec le droit de l’Union, ces États membres n’avaient pas dénoncé ce traité (attendu 10 du préambule). Désormais, la clause d’arbitrage privé prévue dans le TCE est jugée incompatible avec le droit de l’Union lorsque les litiges opposent un investisseur d’un État membre à un autre Etat. En revanche, la CJUE admet que le TCE peut imposer aux États membres de respecter les mécanismes arbitraux qu’il prévoit dans leurs relations avec les investisseurs d’États tiers (arrêt, pt. 65). Par conséquent, tant l’UE que les 26 États membres devraient dénoncer l’article 26 du TCE, en tout cas pour les litiges intra-UE.
Conformément au principe de coopération loyale (article 4(3) TEU), les États membres doivent dans le prolongement des arrêts Achmea et Komstroy :
- dénoncer les clauses RDIE des accords d’investissement intra-UE, ce qui n’est pas encore le cas pour une minorité d’entre eux,
- contester la compétence de tout tribunal institué à la demande d’un investisseur dans le cadre d’un litige RDIE intra-UE,
- de veiller à ce que leurs juridictions jugent ces sentences arbitrales incompatibles avec l’ordre public.
Il faut s’attendre à ce que les tribunaux arbitraux saisis par les investisseurs fassent de la résistance. On se souviendra que les enseignements de l’arrêt Achmea n’ont pas été suivis par plus de 40 tribunaux, lesquels ont refusé de décliner leur compétence au mépris de la jurisprudence de Luxembourg. Que leur compétence soit fondée sur le TCE ou sur les traités bilatéraux d’investissement intra-UE, ces tribunaux continueront à trancher les différends investisseurs-Etats tant que ces traités ne seront pas dénoncés et que leurs clauses d’extinction continuent à produire leurs effets. Dans l’hypothèse où les États membres seraient condamnés, leurs comptes pourraient être bloqués dans les pays signataires de la Convention du CIRDI. Les investisseurs pourraient aussi saisir des tribunaux siégeant en dehors de l’UE pour tenter d’échapper à l’incompatibilité de leur juridiction avec le droit de l’UE. Aussi l’arrêt du 2 septembre ne mettra-t-il pas immédiatement fin au bras de fer opposant les tenants de l’orthodoxie communautaire au monde de l’investissement. Enfin, la CJUE estime qu’une créance issu d’un contrat de fourniture d’électricité n’ayant impliqué aucun apport constitue une créance au sens du TCE.
Nicolas de SADELEER, professeur ordinaire, chaire Jean Monnet, université Saint-Louis
Pour aller plus loin :
La victoire du droit de l’UE sur le droit international de l’investissement, par Nicolas de Sadeleer,