Politisation excessive du pouvoir judiciaire et la Turquie face au Conseil de l’Europe dans l’affaire Kavala, Neslihan Çetin

L’affaire Kavala porte sur la détention injustifiée et arbitraire d’Osman Kavala, l’entrepreneur turc surnommé le « milliardaire rouge » sans apporter de preuves objectives. Poursuivi pour « tentative de renversement du gouvernement », il est acquitté pour manque de preuve en février 2020, mais est aussitôt placé à nouveau en détention, accusé cette fois d’avoir « cherché à déstabiliser la Turquie » lors du coup d’État manqué de 2016. Il est incarcéré sans procès depuis le 18 octobre 2017.

Le soutien apporté par Kavala aux manifestations antigouvernementales de Gezi en 2013, son engagement à gauche, son soutien aux projets culturels qui militent pour le droit des minorités, la question kurde, la réconciliation avec les Arméniens ne sont pas anodins dans l’affaire. Il est le bouc-émissaire qui symbolise tout ce que le leader autoritaire essaye de réprimer. Il est impossible d’évaluer cette affaire en la détachant de son contexte. L’attitude du gouvernement turc qui refuse de se conformer à une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, fait fi des avertissements du Comité des ministres du Conseil de l’Europe et n’hésite pas à courir le risque de son expulsion du Conseil de l’Europe, démontre comment la volonté politique commande le pouvoir judiciaire et l’emporte sur l’État de droit en Turquie. La détention arbitraire de Kavala n’est que la pointe de l’iceberg d’une politisation excessive du pouvoir judiciaire qui ne connait aucune limite.

Le 2 décembre 2021, face à l’inexécution persistante de l’arrêt, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adressé une mise en demeure à la Turquie (CM/ResDH(2021)432) en indiquant son intention de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Le 3 février 2022, le Comité des Ministres a décidé de renvoyer l’affaire de la Cour européenne au titre de l’article 46§4, de la CEDH qui est  procédure d’infraction rarement utilisée.  L’unique précédent en 2017 visait l’Azerbaïdjan et portait sur le point de savoir si l’Azerbaïdjan avait manqué à son obligation de se conformer à l’arrêt de 2014 du fait que cet État n’avait pas libéré le militant politique M. Mammadov (Affaire Mammadov c. Azerbaïdjan). La Turquie est certes l’un des pays qui montre plus de résistance quand il s’agit de l’exécution des arrêts de la Cour européenne. Mais comment on en est arrivé jusque-là ?

La spécificité de l’affaire Kavala à laquelle on attribue, non sans raison, une connotation politique mérite une analyse juridique.

Une affaire pas comme les autres

La Convention européenne des droits de l’homme garantit à l’article 5 § 1 le droit à la liberté et à la sûreté qui est la deuxième catégorie de droits la plus fréquemment violée par la Turquie. Le droit de la personne d’être informée des motifs de son arrestation et de toute accusation portée contre elle, d’être protégée contre les ingérences arbitraires dans cette liberté, d’être traduite devant un juge et d’être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant le procès, sont considérés comme relevant du droit à la liberté et à la sûreté (Affaire Kurt c. Turquie, § 141).

En décembre 2019, dans l’arrêt Kavala (Affaire Kavala c. Turquie), la Cour européenne a conclu que la détention provisoire du requérant avait eu lieu en l’absence d’éléments de preuves permettant de soupçonner raisonnablement qu’il avait commis une infraction (violation de l’article 5 § 1). La Cour a considéré que la détention poursuivait un but inavoué, à savoir réduire au silence et dissuader d’autres défenseurs des droits de l’homme (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1). Enfin, la Cour a jugé que le délai d’un an et près de cinq mois mis par la Cour constitutionnelle pour examiner son recours n’était pas suffisamment rapide, étant donné que sa liberté personnelle était en jeu (violation de l’article 5 § 4).

Les autorités turques reprochent au Conseil de l’Europe « d’insister sur cette affaire et de la maintenir à l’ordre du jour sans le moindre motif acceptable », tandis qu’il y a de « nombreux d’autres arrêts de la Cour EDH qui ne sont pas exécutés » par d’autres pays.  Cet argument pourtant, ne tient pas compte de la violation dans le cas d’espèce de l’article 18 de la Convention. Cet article limite l’usage de restrictions aux droits en indiquant que ces dernières ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. Par conséquent, la violation de cet article implique qu’il y a d’autres facteurs qui ont été pris en compte pour limiter le droit à la liberté et à la sûreté de Kavala.  Ce constat de la Cour qui change la donne est une affirmation implicite selon laquelle  la détention de Kavala repose sur des considérations purement politiques et a pour finalité de réduire au silence les opinions dissidentes (Affaire Kavala c. Turquie, § 232).

Une analyse qui se fonde sur les affaires Kavala et Demirtaş (Affaire Demirtaş c. Turquie n° 2) relève les « tactiques judiciaires évasives» des autorités turques en vue de contourner l’exécution des arrêts de la Cour EDH (Turkey Human Rights Litigation Support Project). Elle souligne qu’il s’agit d’assurer la poursuite des détentions à des fins politiques illégitimes et d’avancer des arguments infondés selon lesquels la libération immédiate des requérants a déjà été mise en œuvre, les détentions en question ne relèvent pas du champ d’application des arrêts de la Cour européenne et elles entrent dans le cadre de « nouvelles » affaires qui ne font pas l’objet des arrêts de la Cour.

La force obligatoire des arrêts de la Cour européenne réduite à néant

La Turquie est signataire de la CEDH et a admis la force obligatoire des arrêts de la Cour en 1990. L’article 90 § 5 de la Constitution signifie que les droits et principes énoncés dans la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne font partie du droit interne et que dans un conflit de normes la supériorité sera accordée aux normes internationales.

Toute solution qui donnerait la priorité au droit interne pourrait engager la responsabilité de la Turquie au regard du droit international. Cette règle est énoncée à l’article 27 de la Convention de Vienne et aux articles 1 et 46 § 1 de la Convention européenne. La Cour européenne précise que l’arrêt qui déclare une violation impose à l’État concerné une obligation légale non seulement de verser une satisfaction équitable, mais aussi de choisir et d’exécuter des mesures générales et / ou individuelles pour mettre fin à la violation et en réparer autant que possible les effets. L’État partie en question reste libre de décider des mesures à adopter « pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour » et ces dernières sont soumises au contrôle du Comité des ministres (Affaire Scozzari et Giunta c. Italie, § 249). Parfois, une décision peut indiquer explicitement ce qu’est une mesure appropriée pour que l’État puisse s’acquitter de son obligation en vertu de la Convention. C’est précisément ce qu’a fait la Cour européenne qui a jugé dès 2019 la détention de Kavala contraire à la Convention et a exigé sa « libération immédiate » (Affaire Kavala c. Turquie, § 240).

La Cour européenne n’ayant pas le droit d’annuler les décisions des autorités nationales, doit s’appuyer sur l’ordre juridique interne par le dialogue et la communication. Néanmoins, il va sans dire que ces moyens s’avèrent ineffectifs face à la Turquie qui fait preuve d’une résistance déterminée. Outre le fait d’être le pays le plus souvent condamné par la Cour européenne, la Turquie est le troisième pays qui a plus d’affaires (11%) sous surveillance soutenue et fait partie des États qui prennent le plus de temps à exécuter les arrêts (14e rapport annuel du Comité des Ministres, p. 59).

Au lieu d’appliquer l’arrêt de la Cour et libérer Kavala, les procureurs n’ont cessé de chercher des infractions à lui reprocher, en engageant des poursuites sans aucun élément de preuve. L’affaire Kavala illustre comment la force obligatoire des arrêts de la Cour n’est point prise au sérieux par la Turquie.

Conclusion

Malgré les mises en garde du Conseil de l’Europe qui invite les autorités turques à assurer la libération immédiate de Kavala et à veiller à la clôture de la procédure pénale à son encontre sur la base des conclusions de la Cour européenne, la Turquie persiste dans son intention de maintenir Kavala en détention.

Le ministère turc des affaires étrangères, apparemment ignorant des obligations de l’État turc au niveau international, a qualifié cette attitude du Conseil de l’Europe d’une « ingérence dans la justice indépendante » de Turquie. Sans surprise, le 17 janvier 2022 le tribunal a refusé de libérer Kavala. Outre la possibilité de diverses sanctions par le Conseil de l’Europe, chaque jour qui passe sans que Kavala soit libéré est un jour où on perd de plus en plus espoir pour l’avenir de l’État de droit en Turquie.  

Neslihan Çetin: doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
chargée d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil

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