Trois crises, trois tabous qui tombent. La crise financière, tout d’abord, a abouti à ce qui était encore inimaginable il y a quelques années : un endettement mutualisé reposant sur le financement du budget de l’Union européenne (UE) ; la crise sanitaire, ensuite, qui a vu les États membres accepter que la Commission européenne s’immisce dans leur pré carré de la santé publique en permettant notamment l’achat groupé de vaccins (créant ainsi un précédent qui aura probablement inspiré la proposition de la Commission d’achat groupé de gaz naturel pour pallier en partie la crise énergétique actuelle ; la crise ukrainienne, enfin, qui fait sauter un autre tabou : la fourniture par l’UE d’armes létales au profit d’un État tiers voisin, dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix, qui a abrogé en 2021 l’ancien mécanisme Athena, pour permettre le financement des dépenses liées aux actions de l’Union au titre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Ce faisant, c’est la perspective d’une défense européenne qui se dessine plus clairement aujourd’hui. L’approbation, par le Conseil européen des 24-25 mars 2022, d’une sorte de Livre blanc européen de la défense, baptisé « Boussole stratégique en matière de sécurité et de défense », n’est qu’une pierre de plus à l’édifice qui se construit patiemment depuis l’impulsion politique donnée par le Conseil européen des 19-20 décembre 2013 qui aura notamment ouvert la voie en 2017 à la mise en place de la coopération structurée permanente (CSP) des articles 42§6 et 46 du Traité sur l’Union européenne (visant des projets capacitaires entre États membres ), mais aussi depuis le plan d’action européen de la défense adopté par la Commission en novembre 2016 qui en a consacré la dimension industrielle. La création du Fonds européen de défense (FEDEF) en avril 2021 en est une des illustrations marquantes en ce que, pour la première fois, est mis en place un financement par le budget européen d’activités de recherche et de développement dans la sphère des capacités et équipements militaires (près de 8 milliards d’euros d’ici 2027 ).
Le chemin est toutefois encore long pour parler d’une véritable Union européenne de la défense, même si la déclaration de Versailles des 10-11 mars 2022 semble entériner un point de non-retour vers cet objectif sous le prisme de l’autonomie stratégique, concept devenu un Graal multidimensionnel (alimentaire, énergétique, industrielle…). Au-delà du contexte géopolitique, les enjeux sont aussi d’ordre institutionnel (avec qui ?) et programmatique (pour quoi faire et comment ?). Il ne suffit pas de proclamer l’urgence d’une approche commune pour relever les défis sécuritaires aux frontières de l’Union ni d’inventorier les déficits d’investissement et les moyens capacitaires des 27 États membres, qui, au demeurant, n’ont rien à envier à ceux de la Russie ; encore faut-il dessiner un plan de mobilisation et de mise en œuvre adossé à une volonté politique clairement affichée : un budget, des programmes d’armement, un régime d’importation/exportation communs…, certes, mais comment leur donner une dimension opérationnelle ?
Un exercice de rétrospective est tentant pour se replonger dans le traité de Paris signé il y a bientôt tout juste soixante-dix ans (27 mai 1952) et instituant la Communauté européenne de défense (CED). Toute comparaison sur un mode nostalgique serait hasardeuse, d’autant que la question qui s’était posée de mettre à disposition des « Forces européennes de défense » sous le Commandement Suprême de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et qui aura peut-être été une des causes de l’échec de la CED, pourrait presque relever de la provocation encore aujourd’hui, quoique.
En revanche, si une seule leçon devait en être tirer, ce serait à l’évidence la double nécessité d’aller au-delà de la coopération intergouvernementale et de disposer d’une structure exécutive et d’une chaîne de commandement toutes deux intégrées pour faire tourner la machine. En d’autres termes, il est temps de basculer dans la méthode que l’on nomme communautaire, pour tirer pleinement parti des institutions et organes existants. Cela implique, selon nous, de valoriser davantage le rôle du Parlement européen à côté de celui du Conseil (représentant les gouvernements nationaux) et de renforcer encore plus le mode opératoire de la Commission européenne qui peut faire la différence, comme le montre la gestion du FEDEF qui lui a été confiée. Dans ce schéma, les structures inter-étatiques garderont toute leur place à condition de les faire aussi évoluer : à ce titre, un mode collaboratif plus exigeant et plus sélectif devra s’imposer pour la mise en œuvre des projets de la CSP (y compris en aménageant une porte de sortie aux Etats membres finalement peu engagés) ; de même, l’idée, un temps évoquée dans certaines capitales, d’un Conseil de sécurité européen, au niveau des chefs d’État et de gouvernement, pourrait se concrétiser tandis que l’actuel État-major militaire de l’Union pourrait utilement prendre les rênes d’un véritable QG européen pour superviser notamment la future capacité de déploiement rapide (jusqu’à 5000 militaires), que certains aimeraient pouvoir assimiler à un embryon d’armée européenne, cet ultime tabou ou chimère pour d’autres.
A cet égard, les propos de l’ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, prononcés en mars 2015, prennent un écho tout particulier aujourd’hui : « Une armée commune ferait comprendre à la Russie que nous sommes sérieux quand il s’agit de défendre les valeurs de l’Union » .
N’attendons pas la prochaine crise pour faire « le bond décisif » évoqué par la boussole stratégique. Le drame ukrainien est suffisamment révélateur des mutations profondes à venir de la géo-structure sécuritaire du continent européen pour ne plus tergiverser.
Stéphane Rodrigues, Maître de conférences HDR, Directeur du Master 2 «Stratégies industrielles et politiques publiques de défense », Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Sur la politique européenne de défense re(lire) les papiers de notre e-conférence de janvier, février 2018