« – Est-ce que tu connais la règle 39 ?
- Vaguement »[1]
Les mesures provisoires font désormais partie du paysage quotidien de la Cour européenne des droits de l’Homme, à tel point que la fiction télévisée n’hésite plus à en parler. La réponse du personnage – « vaguement » – est néanmoins symptomatique de la connaissance souvent partielle que nous en avons. Cette lacune s’explique, principalement, par l’absence de communication pleine et systématique de la Cour européenne sur les mesures provisoires qu’elle indique ou sur les demandes qu’elle rejette. Considérées comme de simples mesures procédurales, les mesures provisoires sont rarement portées à la connaissance du public ; bien plus, le texte même des décisions n’est jamais accessible. L’analyste ne peut que se fonder sur les communiqués de presse de la Cour qui mettent parfois en lumière l’une ou l’autre décision, et sur sa propre pratique pour établir une réflexion plus globale sur ce thème pourtant fondamental pour l’effectivité des droits.
L’objet de ces mesures est pourtant essentiel : « une mesure provisoire a pour but de maintenir le statu quo en attendant que la Cour se prononce sur la justification de la mesure ». Cour EDH, GC, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, 4 février 2005, req. n°46827/99 et 46951/99, §108.
Aujourd’hui prévues par le règlement de la Cour et non par le texte même de la Convention, les mesures provisoires sont d’abord nées de la pratique de la Commission européenne des droits de l’Homme pour protéger l’objet de la requête portée devant elle. Le règlement intérieur de la Commission, dans sa version de 1974, a codifié cette règle prétorienne : « « La Commission ou, si elle ne siège pas, le Président peut indiquer aux parties toute mesure provisoire dont l’adoption paraît souhaitable dans l’intérêt des parties ou du déroulement normal de la procédure. ». Le règlement intérieur de la Cour, entré en vigueur en 1983, a repris cette possibilité par une formulation plus générale.
L’affaire la plus emblématique de l’utilisation par la Cour de l’article 39 est sans nul doute Soering c. Royaume-Uni. Elle mettait en cause la demande d’extradition des États-Unis au Royaume-Uni pour pouvoir juger le requérant. Ce dernier, encourant la peine de mort, avait saisi la Cour européenne afin d’empêcher cette extradition. Par une interprétation engagée de la Convention, les juges européens ont indiqué au gouvernement défendeur qu’il convenait de ne pas extrader le requérant vers les États-Unis le temps de la procédure strasbourgeoise. Cet arrêt est d’importance en raison, bien évidemment, de ses conséquences diplomatiques immédiates : le Royaume-Uni a dû refuser d’appliquer la convention d’extradition pourtant signée avec les États-Unis, faisant primer la Convention et l’appartenance au système européen de protection des droits. Cette affaire est, surtout, le point de départ d’une orientation de la Cour dans le développement de l’article 39 : les affaires d’extradition ou d’éloignement sont celles qui alimentent le plus le prétoire de la Cour sous ce versant et permettent de focaliser le raisonnement relatif aux mesures provisoires sur les articles 2 et 3 de la Convention.
Une fois établie la compétence de la Cour pour édicter de telles mesures, la valeur juridique des indications données par le juge européen restait en suspens. Après une position prudente, la Cour européenne a fini par admettre que le non-respect d’une mesure provisoire portait atteinte au droit de recours individuel et constituait, partant, une violation de l’article 34 de la Convention. S’alignant sur le droit international général, le juge européen paraissait avoir régler la question une fois pour toutes. L’histoire a cependant continué. La réforme de la Cour, les limitations logistiques et bureaucratiques ainsi que les soubresauts du continent européen continuent de modeler la procédure de mesures provisoires et de la tailler avec insistance, jusqu’à susciter la réflexion sur l’ensemble du système auquel elles se rattachent
[1] Extrait d’un dialogue de la série scandinave Occupied diffusée sur ARTE. Dans ce thriller politique, la Russie occupe la Norvège qui a décidé de stopper l’exploitation de pétrole. Dans l’épisode 5 de la saison 2, le chef de l’opposition est en exil à Paris, sur le point d’être extradé en Norvège. L’avocat français lui propose alors de saisir la Cour européenne des droits de l’homme en lui demandant s’il connaît l’article 39. Il ajoute « La Cour européenne peut ordonner à la France de vous protéger si votre vie est en danger ».
Sommaire :
- Introduction
- L’évolution silencieuse du champ d’application des mesures provisoires
- Entre juridique et politique : quelle est la valeur d’une mesure
- Conclusion
Pour le lire ce Working paper
Voir l’ensemble des communiqués de presse relatifs aux mesures provisoires publiés par le site Hudoc
