English Abstract
This blog post discusses the Court of Justice’s Grand chamber judgment Boriss Cilevičs and Others. After introducing the judgement and comparing it to advocate general Emiliou’s opinion earlier this year, two thoughts on national identity will be developed : First, in cases as the present one, national identity may refer to an element present in most, if not in all, Member States. The second observation regards the extent of deference with regard to both the judgment and the opinion. The contribution concludes on some more linguistic questions.
Introduction
Le 7 septembre la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) a publié son arrêt dans l’affaire Boriss Cilevičs e.a. (C-391/20). Cette affaire concerne une modification de la loi lettone sur les établissements d’enseignement supérieur, qui oblige, à part quelques exceptions définies, l’usage de la langue officielle nationale dans l’enseignement. Bref, l’affaire Boriss Cilevičs e.a. concerne le lien entre l’identité nationale et la langue, une question infiniment complexe (par exemple ici ou ici). Vu que le 26 septembre est la Journée européenne des langues, une analyse de cet arrêt semble pertinente. Ce post présente l’arrêt, spécialement ses différences comparées aux conclusions de l’avocat général Emiliou. Enfin, il comportera deux observations sur l’emploi de l’identité nationale par la Cour et l’avocat général.
Le litige au principal
En 2018, la loi sur les établissements d’enseignement supérieur a été modifiée. Maintenant, les programmes doivent être enseignés dans la langue officielle, le Letton (Article 4 Constitution Lettone). Cette nouvelle règle s’applique aux institutions publiques ainsi qu’aux institutions privées. La loi modifiée contient quelques exceptions de cette règle qui permettent l’usage d’une langue officielle de l’Union européenne. Sans entrer dans les détails de la loi, les exceptions se réfèrent aux situations comme les programmes pour étudiants étrangers, les matières qui doivent être enseignées en langue étrangère à cause de leur nature (par exemple études de langues) et les programmes conjoints. En outre, l’utilisation de l’anglais est permise à deux universités. [paras 3-13]
Vingt membres du Parlement letton ont porté plainte devant la Cour constitutionnelle de la Lettonie [paras. 14-18]. La Cour a divisé le cas en deux affaires. Dans la première, la Cour constitutionnelle a constaté que certains articles de la loi en question étaient contraires à la Constitution. [paras. 23-25] Dans la seconde affaire, la Cour ayant des doutes sur la conformité de la loi avec la liberté d’établissement (article 49 TFUE) et renvoie les questions préjudicielles suivantes : [paras. 26-30]
Une réglementation telle que celle en cause au principal constitue‑t‑elle une restriction à la liberté d’établissement consacrée à l’article 49 [TFUE] ou, à titre subsidiaire, à la libre prestation des services, prévue à l’article 56 [TFUE], ainsi qu’à la liberté d’entreprise, telle que protégée à l’article 16 de la [Charte] ? De quelles considérations faut-il tenir compte lors de l’examen du caractère justifié, adéquat et proportionné d’une telle réglementation au regard de son objectif légitime de protection de la langue nationale en tant qu’expression de l’identité nationale ?
Présentation de l’arrêt
Laissant de côté une question liée à l’irrecevabilité [paras. 31-47], la Cour décide d’emblée d’analyser le cas exclusivement vis-à-vis la liberté d’établissement. [paras. 48-57] La modification de la loi a pour effet que s’établir en Lettonie devient moins attrayant et les programmes déjà existants doivent être modifiés, ce qui crée des coûts. En conséquence, la loi constitue clairement une restriction. [paras. 61-64] Une telle restriction peut être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et si elle est proportionnelle. La défense et la promotion de la langue officielle représentent une telle raison impérieuse d’intérêt général. [paras. 66-70] Sur la question de la proportionnalité, la Cour souligne que les exceptions ne rendent pas la loi incohérente [paras. 75-80]. Elle rappelle que dans le domaine de l’identité nationale, les États membres bénéficient d’une large marge d’appréciation [para. 83]. Tandis qu’une telle loi sans exceptions violerait le principe de proportionnalité, la forme de la loi lettone est proportionnelle à cause de ses exceptions [paras. 84-86]. En résumé, la Cour constate qu’une loi comme celle de la Lettonie est compatible avec l’article 49 TFUE.
L’avocat général Emiliou a argumenté différemment dans ses conclusions du 8 mars (pour une critique de Prof. Arzoz, voir ici). Il a souligné la sensibilité de l’affaire et la réserve de l’Union dans ce domaine. [para. 1] Selon lui, la cour la plus apte à analyser la proportionnalité des mesures est la Cour constitutionnelle. [paras. 92-93] Néanmoins, il a présenté des considérations en faveur du multilinguisme [paras. 103, 116]. Il a exprimé des doutes concernant la proportionnalité de la loi lettone, en accentuant, parmi d’autres facteurs, le respect vis-à-vis les langues minoritaires (article 2 TUE, article 21 para. 1 Charte des droit fondamentaux de l’UE [para. 111]), dans ce cas l’importante minorité russophone [para. 112]. Selon lui, les exceptions étaient restreintes, en particulier parce qu’elles ne s’appliquaient pas à la langue russe vu que cette langue n’était pas une langue officielle de l’Union européenne. Ainsi, l’avocat général était beaucoup plus sceptique en ce qui concerne la proportionnalité de la loi.
Deux observations sur l’identité nationale
La première observation concerne la nature de ce concept élusif de l’identité nationale, fixé par l’article 4, paragraphe 2 TUE. Cette identité nationale, consistant des « éléments constitutionnels essentiels d’un État membre » (Conclusions Emiliou para. 85), a l’air de capturer la particularité de cet État membre vis-à-vis les autres. Après tout, l’identité se construit ainsi ! Mais la situation européenne est beaucoup plus complexe. Entre en scène le paradoxe. Bien que l’affaire décrive un problème légal letton, (presque) chaque État membre connait les débats intenses autour de l’usage de la langue ou des langues officielle(s). Dans la majorité des cas, une nationalité ne correspond pas avec une seule langue, mais un pays contient des locuteurs de plusieurs langues ; en outre, la même langue peut être la langue officielle de plusieurs pays (Byram p. 5). Sans nier la situation linguistique spéciale en Lettonie, la question de la gestion politique de plusieurs langues dans un pays est presque universelle. Dans quelques cas, l’identité nationale ne réfère pas à une particularité, mais à un problème légal bien connu et omniprésent.
L’affaire Cilevičs montre le suivant : les identités nationales des États membres se ressemblent beaucoup, ce que peut-être nous avons tendance à oublier. Dans ses conclusions dans l’affaire Gauweiler,Cruz Villalón a contemplé l’identité constitutionnelle de l’Union et dans ce contexte, a écrit : « […] selon moi, que l’identité constitutionnelle de chaque État membre, qui est bien sûr spécifique autant que nécessaire, ne devrait pas se voir située à une distance astronomique de ladite culture constitutionnelle commune, pour le dire avec prudence. » (voir aussi Graziadei & De Caria p. 970). L’identité nationale montre les particularités, et en même temps, rappelle nos défis légaux communs.
La seconde observation concerne les approches suivies par la Cour et l’avocat général. Toutes deux restent très mesurées dans leur évaluation de l’affaire et accordent une grande marge de manœuvre au législateur letton (consentant Arzoz). Pour autant, le chemin emprunté est distinct. La Cour déclare la loi modifiée proportionnée, mais n’entre pas dans la situation spécifique en Lettonie. Elle reste à la surface, et choisit une approche qui est retenue et minimaliste (pour des spéculations sur la raison de cette approche, voir ici). Comme déjà décrit, la Cour souligne l’existence des exceptions, ce qui peut être interprété comme une analyse de la proportionnalité assez simple.
De son côté, l’avocat général évoque l’existence d’une importante minorité russophone (voir aussi Arzoz sur cet point). Néanmoins, Emiliou recommande à la Cour une déférence forte quand il exige que seulement la Cour constitutionnelle – et par conséquent pas la CJUE – devrait juger la proportionnalité des mesures législatives nationales (voir aussi Arzoz). Si l’identité nationale est applicable et l’intérêt national est conciliable avec les structures constitutionnelles de l’Union, « il appartiendrait principalement aux juridictions nationales compétentes de procéder à l’appréciation de la proportionnalité » [Conclusions, para. 93]. Selon lui, la Cour doit seulement présenter des éléments d’interprétation. Selon Arzoz, cette approche est innovante, mais ne sert pas beaucoup la cour constitutionnelle.
Bien sûr, théoriquement cela est exactement la manière dont une procédure préjudicielle doit se dérouler. Mais, en pratique, la Cour présente une analyse de la proportionnalité elle-même, comme dans ce cas-là.
Au lieu d’une conclusion : Quelques réflexions d’un point de vue plus linguistique
D’un point de vue un peu plus focalisé sur la politique linguistique, cette affaire pose des questions intrigantes : Quel rôle joue l’enseignement supérieur comparé à l’enseignement secondaire ? Le Letton est une langue européenne assez petite – un fait important ou hors sujet ? Est-ce qu’il existe une tension entre la vision européenne qui soutient le multilinguisme et une politique interne principalement monolinguiste, comme avocat général Emiliou y a fait allusion ? Aucune de ces questions n’apparaissent dans le jugement du 7 septembre, mais ceux qui s’intéressent à la loi ainsi qu’aux langues vont étudier le jugement de la Cour constitutionnelle lettone attentivement.
