L’anonymisation des parties et la dénomination des affaires : la Cour de Justice change d’approche, par Peter Oliver

Certains lecteurs se souviennent sans doute du communiqué de presse publié par la Cour de Justice en juin 2018 dans lequel elle annonçait qu’à la lumière du règlement général sur la protection des données (RGPD) elle avait pris la décision suivante :

Afin d’assurer la protection des données des personnes physiques impliquées dans les affaires préjudicielles tout en garantissant l’information des citoyens et la publicité de la justice, la Cour de justice a donc décidé, pour toute affaire préjudicielle introduite à partir du 1er juillet 2018, de remplacer, dans tous ses documents publiés, le nom des personnes physiques impliquées dans l’affaire par des initiales. De même, tout élément complémentaire susceptible de permettre l’identification des personnes concernées sera supprimé́. (en gras dans l’original)

Et la Cour d’ajouter que ces nouvelles orientations ne s’appliqueraient pas seulement à la dénomination des affaires mais aussi à « toutes les publications appelées à intervenir dans le cadre du traitement de l’affaire, depuis son introduction jusqu’à sa clôture (communications au Journal officiel, conclusions, arrêts…) ».  Le nom de chaque personne physique serait remplacé par deux lettres, qui ne serait pas ses initiales réelles. 

Dans un souci de clarté, la Cour a précisé que les noms des personnes morales continueraient d’être employés et que la nouvelle approche ne serait suivie que pour les affaires préjudicielles puisque le Tribunal avait décidé de ne pas suivre l’exemple de la Cour (mais cette raison est passée sous silence dans le communiqué de presse).

Par ailleurs, la Cour s’est expressément conservée la possibilité́ de déroger « si les circonstances particulières de l’affaire le justifient » (exception vague s’il en est) ou « en cas de demande expresse d’une partie ».

Les nouvelles orientations dépassaient de loin la pratique antérieure de la Cour et du Tribunal, qui consistait à remplacer le nom de personnes physiques par des initiales dans des affaires sensibles (par ex. lorsqu’une partie était un mineur d’âge et / ou un demandeur d’asile).  De toute évidence, cette pratique est nécessaire afin de protéger la vie privée de ces personnes physiques conformément à l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme ainsi qu’à l’article 7 de la Charte.

En juillet 2018, la Cour publiait ses « Recommandations à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles » dans le Journal officiel.  Dans deux passages de ce document, les juridictions nationales étaient invitées à anonymiser les noms des partis aux affaires faisant l’objet d’un renvoi préjudiciel dans la mesure où il s’agissait des personnes physiques.  Mais la Cour n’est bien évidemment pas en mesure de contraindre les juridictions nationales de le faire.

Ces recommandations sont complétées par une annonce publiée sur le site web de la Cour portant, pour des raisons qui nous échappent, deux titres différents, à savoir « L’octroi de l’anonymat dans les procédures juridictionnelles devant la Cour de justice »  et « La protection des données à caractère personnel dans le cadre des publications relatives aux procédures juridictionnelles devant la Cour de justice ». 

En ce qui concerne les affaires devant la Cour autres que les renvois préjudiciels, l’annonce se limite à déclarer qu’une personne qui « estime nécessaire que certaines données personnelles la concernant ne soient pas divulguées dans le cadre des publications liées à une affaire portée devant la Cour de justice, il lui est loisible de s’adresser à cette dernière afin, le cas échéant, de demander que l’anonymat lui soit accordé dans le cadre de cette affaire ».  Cette personne ne doit pas nécessairement être une partie à l’affaire en cause.

Quant aux renvois préjudiciels, la Cour rappelle tout d’abord l’article 95, paragraphe 1er de son Règlement de procédure, qui se lit comme suit : « Lorsque l’anonymat a été accordé par la juridiction de renvoi, la Cour respecte cet anonymat dans le cadre de la procédure pendante devant elle. »  

Qui plus est, l’annonce figurant sur le site web de la Cour signale que la nouvelle approche annoncée dans son communiqué de presse de juin 2018 anticipait l’adoption du règlement 2018/1725 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l’Union.  Selon le considérant n° 5 de ce règlement, cet acte vise à aligner « autant que possible » les règles applicables dans ce contexte à celles du RGPD.  Aux termes de son article 2, paragraphe 1er, ce règlement s’applique à « toutes les institutions et tous les organes de l’Union ».  Cependant, il est particulièrement frappant que l’annonce figurant sur le site web de la Cour ne laisse en rien entendre que ce règlement s’opposerait à ce que la Cour revienne à sa pratique antérieure à juillet 2018.

En décembre 2018, le présent auteur a écrit un post à ce sujet  dans lequel il a signalé un certain nombre d’éléments du mécanisme annoncé dans le communiqué de presse de juin de cette année-là qu’il trouvait (et qu’il trouve encore) discutables.   En particulier, il a indiqué que ce mécanisme aurait pour effet de compliquer la vie des juges, des avocats et des professeurs de droit ainsi que des étudiants quand il s’agit de trouver, d’identifier ou de retenir la dénomination d’une affaire.  (Petite digression : ce qui complique la situation d’avantage, c’est que dans certains cas, certes très rares, la Cour accorde l’anonymat aux autorités publiques aussi, ce qui donne des dénominations telles que XY v Hauptzollamt B (affaire C-100/20) et A v Finanzamt X (affaire C-713/21).  On voit mal pourquoi une autorité publique mériterait la protection de sa « vie «privée », mais peut-être que le but était de protéger l’identité des personnes physiques concernées, comme dans l’affaire C-568/21 Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (voir la note infrapaginale 4 des conclusions de l’Avocat général Collins).)

En tout état de cause, le 9 janvier 2023, la Cour publiait son communiqué de presse n° 1/23 qui annonçait qu’à partir du 1er janvier les noms des personnes physiques parties aux nouveaux renvois préjudiciels n’étaient plus remplacés par deux initiales, mais par des noms fictifs qui en principe ne seraient pas des noms existants.  Ces noms fictifs sont créés par des ordinateurs en scindant «des mots en syllabes, qui sont ensuite associées de façon aléatoire pour produire des mots fictifs ».   Un générateur a été créé pour chaque langue officielle de l’UE et « va être également développé, selon les besoins, dans les langues de pays tiers ».

En plus, ce communiqué de presse contient la déclaration suivante :

L’attribution de noms fictifs ne concerne pas :

les affaires préjudicielles dans lesquelles le nom de la personne morale est suffisamment distinctif (c’est le nom de cette personne morale qui donnera le nom de l’affaire) ;

  • les recours directs (la Cour continuera à attribuer un nom conventionnel à ces affaires, qui apparaîtra entre parenthèses après le nom usuel de l’affaire) ;
  • les demandes d’avis ;
  • les pourvois ;
  • les affaires devant le Tribunal.

La nouvelle approche présente un avantage : elle permettra à toutes les personnes concernées de retenir la dénomination des affaires plus facilement.  Cela étant dit, elle ne résout en rien les autres problèmes que le présent auteur a signalés dans son blog de 2018.

Premièrement, le droit fondamental de chaque personne physique d’être connue sous son vrai nom en vertu des article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que des articles 7 et 9 de la Charte n’est toujours pas respecté.   Certes, la Cour « conserve la possibilité de déroger [à la règle] en cas de demande expresse d’une partie » qui est une personne physique, mais cette possibilité est une lettre morte à moins que cette personne en soit informée à un stade précoce de la procédure du renvoi préjudiciel.  Après tout, la partie en question peut raisonnablement supposer que la Cour emploiera la même dénomination que le juge a quo.   Qui plus est, la volonté de la Cour de déroger à la règle « si les circonstances particulières de l’affaire le justifient » sert peu, voire pas du tout, à une telle partie, étant donné que par hypothèse l’application de cette exception dépend entièrement de la discrétion de la Cour.

Deuxièmement, la décision de la Cour de ne pas respecter les dénominations employées par les juridictions nationales dans les renvois judiciaires va en l’encontre de son devoir de coopérer avec celles-ci, que la Cour évoqué itérativement.  En tout état de cause, la Cour n’est pas en mesure de contraindre les juridictions nationales à suivre sa pratique, à supposer même que ce soit souhaitable. 

Pour toutes ces raisons, l’on peut considérer que la Cour devrait respecter le choix des juridictions nationales sauf dans des circonstances exceptionnelles.

Enfin, en se fiant aux choix des dénominations générées par des ordinateurs la Cour risque de s’exposer à l’embarras ou même au ridicule.  De tels noms peuvent avoir des connotations racistes, sexiste ou inappropriées pour une autre raison dans la langue d’une ou de plusieurs États membres.  Afin d’éviter une telle situation, l’administration de la Cour doit vérifier que chaque dénomination proposée par un ordinateur est irréprochable, du moins dans la langue de l’affaire préjudicielle ainsi que dans les langues des parties au principal.   Une telle vérification est susceptible de prendre un certain temps, alors que la Cour est tenue d’agir rapidement après avoir reçu un renvoi préjudiciel.  Cela étant dit, il s’agit d’un problème moins important.

En conclusion, les « nouvelles orientations » annoncées par la Cour en 2018 ne semblent pas être largement soutenues : le Tribunal refuse toujours de suivre l’exemple de la Cour, et on peut se demander si de nombreuses juridictions nationales ont opté pour l’anonymat préconisée par la Cour dans les affaires préjudicielles.  De même, on verra si la modification du régime annoncée en janvier 2023 sera largement soutenue.  En tout état de cause, l’ensemble des considérations évoquées ci-dessus militent en faveur d’un retour à l’approche suivie jusqu’à l’été 2018.

Peter Oliver is Visiting Professor at the ULB, member of the Bars of England and Wales (Monckton Chambers) and Brussels

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