La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne: La belle au bois dormant, par Basile G. Tzemos

De Nice à Lisbonne

Le traité de Lisbonne est un traité meilleur que celui de Nice pour deux raisons principales:

  • Il introduit dans le droit primaire de l’Union européenne une liste de droits fondamentaux juridiquement contraignants.
  • Il règle la participation des parlements nationaux ainsi que celle des citoyens de l’UE à la législation européenne.

Il s’agit là des points positifs pour la perspective démocratique de l’UE ainsi que pour l’Etat de droit.

Néanmoins il présente également des inconvénients qui doivent être corrigés. D’abord, le traitement des questions essentielles est parfois caractérisé par une certaine incohérence et par une verbosité. Ensuite, le traité n’apporte pas de réponses aux grands problèmes contemporains. Il ne traite pas en détail des problèmes structurels spécifiques qui proviennent des guerres qui se mènent ailleurs dans le monde et des distorsions de l’économie mondialisée dans la société européenne. Enfin, même sous le régime du traité de Lisbonne, l’UE adopte souvent  les actes de droit dérivé sans effectuer une évaluation approfondie.

Le progrès juridique dû à la Charte

Sans une liste des droits fondamentaux à sauvegarder en parallèle des libertés économiques,  l’Union européenne était déséquilibrée. En outre, la suprématie absolue du droit de l’Union européenne sur les constitutions nationales n’était pas légitimée  sans des droits fondamentaux.

Le traité de Lisbonne constitue un progrès qualitatif du droit de l’Union européenne. Depuis le 1er décembre 2009, le droit primaire de l’Union a trois composantes: le traité sur l’Union européenne, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et  la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Depuis, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a acquis force contraignante, le droit primaire de l’Union européenne s’est transformé en véritable droit constitutionnel. L’Union européenne est devenue une politie. Le droit de l’Union européenne s’est enrichi grâce à une grille moderne de droits fondamentaux. Les politiques, les actions et la législation de l’UE ne sont pas orientées seulement vers la protection des libertés économiques et le droit de la concurrence. Elles sont également soumises au respect d’une liste complète des droits civils, politiques et surtout sociaux. La Charte faisant partie intégrante du droit primaire de l’UE, l’élément politique de l’UE est en équilibre avec l’élément économique. La Charte des droits fondamentaux de l’UE est un facteur important pour l’intégration européenne. L’union économique, l’élargissement et la Charte des droits fondamentaux sont, à notre avis, les trois dernières étapes majeures du projet d’Union européenne.

La Charte en hypnôse

Bien que la Charte soit devenue juridiquement contraignante, l’acquis social européen est inversé dans certains États membres. Du point de vue institutionnel, le Parlement européen, la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne, les trois mousquetaires de l’Union européenne, se sont limités à un rôle secondaire, non déterminant.  Le Conseil européen, l’Eurogroupe, la Commission, les Conseils des ministres, la Banque centrale européenne et le Parlement européen ont, en théorie, le pouvoir d’élaborer des politiques mais, en pratique, on observe que c’est la Chancellerie allemande, ou parfois le ministre des Finances allemand qui établissent les «règles du jeu». Le Conseil européen et l’Eurogroupe sont devenus des arènes où se prennent les grandes décisions politiques urgentes en s’écartant de la méthode communautaire, en réduisant la dimension européenne de la décision ainsi que le rôle démocratique du Parlement européen. La politique d’austérité dure imposée à la Grèce ou d’autres Etats membres, la politique d’autruche vis-à-vis des flux migratoires et  l’absence d’un plan spécifique contre la violence terroriste croissante démontrent que l’attitude d’une partie importante des dirigeants de l’UE et de ses États membres conduit à des violations graves du droit européen et de la Charte.

Les violations graves qui proviennent des mesures d’austérité concernent principalement les articles suivants :

  • L’article 1 sur la dignité humaine, dans la mesure où la crise économique et politique se transforme en une crise humanitaire ; des dizaines de milliers de personnes sont sans-abri et 9 sur 10 de chômeurs ne reçoivent pas d’allocations de chômage en Grèce ;
  • L’article 21 sur l’interdiction de toute discrimination, y compris les discriminations en raison d’âge, est méconnu en raison de mesures comme, par exemple, l’établissement en Grèce d’un salaire minimum inférieur pour les jeunes de moins de 25 ans ;
  • L’article 31, paragraphe 1, qui consacre le droit à des conditions de travail justes et équitables ;
  • L’article 35 sur le droit à la santé, car nous observons des pénuries graves et dangereuses de médecins, du personnel et du matériel dans les hôpitaux publics ;
  • L’article 15 paragraphe 1 qui consacre le droit au travail, ne protège pas les citoyens européens contre le chômage qui atteint le 23,1% en Grèce ;
  • L’article 17  sur la protection de la propriété: les impôts fonciers sont très élevés ;
  • L’article 28 (négociation et actions collectives) de la Charte.  Le comité de l’Organisation internationale du Travail a observé «de nombreuses violations des droits syndicaux et de négociation collective, imposées suite aux mesures d’austérité mises en œuvre dans le cadre du mécanisme international de prêt à la Grèce » (Rapport 365, Novembre 2012, Cas no 2820 (Grèce), par. 950 s.).

Le rapport du Parlement européen sur le rôle et les activités de la troïka (BCE, Commission et FMI) dans les pays sous programme de la zone euro «déplore que les programmes relatifs à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal contiennent des prescriptions précises en ce qui concerne la réforme des systèmes de soins de santé et des réductions de dépenses; regrette que les programmes ne soient pas soumis à la charte des droits fondamentaux ou aux dispositions des traités de l’Union européenne, notamment à l’article 168, paragraphe 7, du TFUE (pt 32)». Par ailleurs, le rapport souligne que « les institutions européennes sont tenues de se conformer en toutes circonstances au droit de l’Union, notamment à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne  (pt 81)».

L’article 51 de la Charte et les mesures d’austérité

En vertu de l’article 51 paragraphe 1, alinéa 1, sous b), la Charte est applicable  lorsque les mesures nationales transposent ou mettent en œuvre le droit de l’Union,  indépendamment de leur pouvoir discrétionnaire à cet égard; elle est également applicable dans des cas de restrictions étatiques de libertés économiques fondamentales, ainsi que dans le cadre de l’application du droit de l’Union par les juridictions nationales.

Toutefois, le contrôle éventuel des mesures d’austérité au regard des exigences de la Charte par la Cour de justice se trouve exclu.  Répondant aux renvois préjudiciels, la CJUE  s’est déclarée manifestement incompétente pour apprécier la conformité des mesures nationales avec la Charte, car celles-ci n’ont pas été adoptées en application du droit de l’Union (v. par exemple: ordonnances du 14 décembre 2011, Corpul Naţional al Poliţiştilor, C-434/11, EU:C:2011:830, pt 9; du 7 mars 2013, Sindicato dos Bancários do Norte, C-128/12, EU:C:2013:149, pt 12 ; du 26 juin 2014, Sindicato Nacional dos Profissionais de Seguros e Afins, C-264/12, EU:C:2014:2036, pts 19-20). En considérant que les critères énoncés à l’article 51 ne sont pas présents, la Cour a rejeté les questions préjudicielles et elle n’a pas examiné le fond, c’est-à-dire la conformité des mesures d’austérité gouvernementales avec la Charte des Droits fondamentaux de l’UE. En outre, le Tribunal a rejeté en tant qu’irrecevables et pour des raisons qui se rapportent à la formulation restrictive de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, les recours en annulation d’ADEDY (confédération syndicale grecque comprenant en tant que membres les fédérations des unions des travailleurs employés dans le secteur public) contre les décisions du Conseil de l’UE énonçant les conditions précises du soutien financier octroyé à la Grèce (ordonnances du 27 novembre 2012, ADEDY, T-541/10, EU:T:2012:626  et ADEDY, T-215/11, EU:T:2012:627). Les mesures d’austérité ont été alors considérées comme ne relevant pas du champ d’application du droit de l’UE.

Contrairement à ces ordonnances qui n’expliquent pas les raisons pour lesquelles les mesures en cause sont adoptées en dehors du domaine du droit de l’Union européenne, certains arguments militent en faveur de l’application de la Charte aux mesures d’austérité.

Avant tout, il nous semble que l’arrêt Åkerberg Fransson, offre des indices pour une interprétation plus extensive du champ d’application de la Charte. Cet arrêt admet l’application de la Charte même dans «une situation dans laquelle l’action des États membres n’est pas entièrement déterminée par le droit de l’Union (arrêt du 26 février 2013, aff. C-617/10, EU:C:2013:105 pt 29)». Dans ce dernier cas, les autorités nationales peuvent appliquer les standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte.  Cela veut dire que non seulement les mesures mettant en œuvre le droit de l’Union, mais aussi les actions partiellement régies par le droit de l’Union, entrent dans son champ d’application de manière à se soumettre au respect des droits fondamentaux, (en ce sens, voy. : B. Tzemos (Dir.), La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : Commentaire article par article, Editions Nomiki Vivliothiki, 2015, Article 51 ; S. Peers, T.Hervey, J. Kenner, A. Ward (Eds), The EU Charter of Fundamental Rights. A Commentary, Hart Publishing, 2014, p. 1436).

La Charte imprègne toute l’action de l’Union, lorsqu’un organe de l’Union a agi de manière juridiquement contraignante ou non-contraignante. Cette opinion semble être privilégiée dans la jurisprudence. Bien que le traité MES constitue un accord international, la Commission et la BCE doivent, en leur qualité d’institutions de l’Union, s’acquitter des obligations qui leur incombent en vertu du droit de l’UE, y compris par la Charte des droits fondamentaux, même lorsqu’elles agissent dans le cadre du MES (Prise de position de l’avocat générale J. Kokott sur l’affaire Pringle, C-370/12, EU:C:2012:675, pts 176, 182)». La Charte s’adresse aux institutions et partant, l’action de ces dernières doit s’y conformer, même lorsqu’elles agissent dans des domaines hors de leurs compétences (arrêt du 20 septembre 2016, Ledra Advertising e.a./ Commission et BCE, C-8/15 P à C-10/15 P, EU:C:2016:701,pt 67).

D’abord, les décisions concernant l’adoption des mesures d’austérité étaient prises, en grande partie, par le Conseil européen, un organe institutionnel suprême, mais également par le Conseil, la Commission, la BCE, l’Eurogroupe. Plusieurs de ces mesures entrent dans le champ des compétences de l’Union européenne, mais aussi dans des domaines soumis au droit européen dérivé. Si l’arrêt Pringle affirme que le MES découle d’une action de collaboration entre les EM hors de l’ordre juridique de l’UE (arrêt du 27 novembre 2012, Pringle, C-370/12, EU:C:2012:756, pt 102), certains actes du droit de l’Union comportent des règles en matière de l’aide financière octroyée. D’après le règlement n° 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013, les institutions se voient attribuées un rôle important dans la mise en œuvre normative de la surveillance financière qui accompagne l’aide financière. Si l’assistance financière est octroyée en vertu d’un accord international, les décisions du Conseil adoptent pratiquement les conditions imposées aux Etats membres pour l’octroi de l’aide financière (à cet égard, v. par exemple, les décisions d’exécution n°2011/344/UE: sur l’octroi d’une assistance financière de l’Union au Portugal et n° 2013/463/UE du Conseil portant approbation du programme d’ajustement macroéconomique en faveur de Chypre qui énumère les mesures à adopter). Ensuite, les bases juridiques de la surveillance financière, comme l’art. 126 par. 9 et 136 TFUE, sont cités dans les mémorandums (par exemple, premier Mémorandum du 8 mai 2010 pour la  Grèce, préambule, pts 6, 8).

En conclusion, l’ inapplicabilité de la Charte dans le cadre des mesures d’austérité qui, entre autres, imposent des obligations fiscales lourdes ou des augmentations draconiennes de la TVA, entre en conflit avec les considérations exposées par l’arrêt Åkerberg Fransson susmentionné, ce dernier étant un arrêt-phare dans le domaine de la protection des droits. Même si la protection des droits fondamentaux ne constitue pas une compétence spécifique de l’UE, cependant, elle constitue beaucoup plus qu’une valeur, voir un devoir fondamental. Le fondement juridique de la reconnaissance de la protection des droits fondamentaux en tant que devoir de l’UE se trouve aux articles 2 et 3 TUE. La Charte reprend et spécifie ce devoir de protection des droits fondamentaux.

Pour réveiller la belle au bois dormant

L’Union européenne se développe au moyen d’un modèle intergouvernemental qui est démocratiquement impuissant, et sans la publicité minimale nécessaire. Ainsi, il est permis de dire que la Charte, étant restée illégalement en marge, est en état d’hypnose. En même temps, dans de nombreux États membres, l’influence de l’euroscepticisme d’origine diverse, s’est malheureusement accrue. C’est surtout le cas de la Grande-Bretagne dont le référendum a mené au Brexit ; ce qui est l’épisode le plus dramatique jusqu’à présent dans l’histoire de l’UE.

La démocratie est le cœur du droit (européen, international, national) constitutionnel. L’Union européenne est la maison commune des citoyens européens. Les droits fondamentaux forment son âme. Un droit constitutionnel, sans liste des droits fondamentaux qui soit appliquée, c’est comme un été sans soleil. Le droit de l’UE est le droit primaire en vigueur et ne doit pas laisser de place à la puissance ou à l’inaction.  Le respect mutuel, la solidarité et la primauté des droits ainsi que du bonheur des citoyens sont les essentialia de l’UE. Le respect de la Charte en pratique, pour tous et sans exceptions, constitue la seule boussole pour la sauvegarde et la relance de l’idée européenne. La belle au bois dormant doit d’urgence se réveiller.

Basile G.  Tzemos est Avocat et Docteur en Droit Public et Européen (Université de Freiburg), Open Université de la Grèce. Il est  Président de l’association grecque du droit public (www.dimosiodikaio.gr) et Directeur de la revue «Droit Public » (en grec), (http://www.publiclawjournal.com/).

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