Analyse tirée de l’ arrêt CJUE Gr. Chbre du 19 mars 2019, aff. C-444-17, Préfet des Pyrénées Orientales c. Abdelaziz Arib
Dans l’espace Schengen, les États signataires ont aboli les contrôles des mouvements transfrontaliers à leurs frontières internes pour les reporter vers une frontière extérieure commune, à laquelle sont effectués les contrôles d’entrée selon des procédures identiques. Des règles communes sont appliquées concernant les conditions d’entrée, dans le domaine des visas pour les séjours de courte durée, pour les demandes d’asile ainsi que pour les modalités des contrôles du franchissement des frontières. Depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, l’acquis de Schengen a été intégré dans le corpus juris de l’Union. Les règles ne sont plus fixées conventionnellement entre les membres mais adoptées par le biais de la procédure législative ordinaire. En ce qui concerne le franchissement et le contrôle des frontières, la législation applicable est celle du règlement 2016/399, qui prévoit notamment que « Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité. » Ce règlement offre toutefois aux États membres la possibilité, dans des circonstances exceptionnelles, de réintroduire temporairement le contrôle à leurs frontières intérieures. Ce faisant, il dispose que, lorsque le contrôle aux frontières intérieures est rétabli, les dispositions pertinentes sur les frontières extérieures s’appliquent « mutatis mutandis ». La portée de cette locution n’avait jamais été précisée, notamment au regard de la qualification de la frontière concernée. Car, si les deux notions de frontières extérieures et intérieures sont précisément définies par le code lui-même, les conséquences juridiques résultant de la réintroduction temporaire des contrôles restaient partiellement inconnues, en ce qui concerne la nature des frontières elles-mêmes. La Cour, dans un arrêt du 19 mars 2019, a pu en préciser les contours. Surtout, la décision, s’inscrivant dans la lignée de sa jurisprudence en cette matière, est venue réaffirmer le caractère essentiel de la libre circulation des personnes dans l’espace sans contrôle aux frontières intérieures.
L’affirmation de la permanence fonctionnelle des frontières intérieures
« L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes » (art. 3 TUE).
La Commission a toujours considéré que, lorsque le contrôle aux frontières intérieures est réintroduit temporairement, les frontières intérieures n’en deviennent pas pour autant des frontières extérieures : certaines dispositions telles que l’apposition de cachets sur les passeports ou la responsabilité du transporteur, par exemple, ne s’appliquent pas.
Le 21 juillet 2017, dans le cadre d’un pourvoi, la cour de cassation française avait formulé une question préjudicielle à l’attention de la CJUE au sujet d’un ressortissant de pays tiers placé en garde-à-vue sur la base de l’article L621-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), réprimant l’entrée irrégulière, interpellé suite à un contrôle opéré à la frontière hispano-française en application de l’article 78-2, alinéa 9, du code de procédure pénale, alors que les contrôles aux frontières intérieures étaient réintroduits.
La Cour devait ainsi se prononcer sur le fait de savoir si le contrôle réintroduit à une frontière intérieure d’un État membre est assimilable au contrôle effectué à une frontière extérieure, lors de son franchissement par un ressortissant d’un pays tiers, dépourvu de droit d’entrée. Cette qualification ayant des conséquences sur l’applicabilité de la directive 2008/115/CE dite « retour », laquelle prévoit que les États membres peuvent décider de ne pas appliquer ladite directive, dans deux situations particulières, aux ressortissants de pays tiers :
▪Faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée à une frontière extérieure d’un État membre ;
▪Arrêtés ou interceptés à l’occasion du franchissement irrégulier de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre.
L’affaire a été audiencée le 12 juin 2018. Les conclusions de l’Avocat Général M. Szpunar présentées le 17 octobre 2018 ne plaidaient pas en faveur de la thèse défendue par les autorités françaises (et soutenue par l’Allemagne), qui estimaient qu’il résulte du code frontières Schengen que la frontière ainsi rétablie devait être traitée comme une frontière extérieure au regard de la directive « retour ». Et qu’à cet égard, il était possible d’en écarter l’application.
La décision rendue le 19 mars 2019 est venue préciser cette première analyse. En l’espèce, la Cour, après avoir rappelé les deux cas d’exemptions d’application de la directive, a relevé que le plaignant n’avait pas fait l’objet d’un refus d’entrée sur le territoire français. Qu’ainsi, la première des exemptions ne pouvait trouver à s’appliquer.
S’interrogeant alors sur le deuxième cas d’exemption, elle a rappelé qu’il se rapportait exclusivement au franchissement d’une frontière extérieure d’un État membre, telle que définie par le code frontières Schengen, et qu’il ne pouvait donc pas concerner le franchissement d’une frontière commune à des États membres faisant partie de l’espace Schengen.
La Cour a toutefois entrepris de déterminer si la circonstance que des contrôles ont été réintroduits par un État membre à ses frontières intérieures, conformément au code frontières Schengen, était de nature à faire relever de la directive 2008/115 la situation d’un ressortissant d’un pays tiers, en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre et appréhendé à proximité d’une telle frontière intérieure.
Pour elle, la dérogation au champ d’application de la directive 2008/115 doit être interprétée de manière stricte, le libellé de l’article concerné étant « dépourvu de toute ambiguïté », celui-ci ne visant que les ressortissants de pays tiers se trouvant à une « frontière extérieure » d’un État membre. N’y figure ainsi aucune mention du fait que pourrait être assimilée à une telle situation celle d’un ressortissant de pays tiers se trouvant à une frontière intérieure sur laquelle des contrôles ont été réintroduits.
In fine, la Cour relève qu’il découle du code frontière Schengen qu’une frontière intérieure sur laquelle des contrôles ont été réintroduits par un État membre en vertu dudit code n’équivaut pas à une frontière extérieure, au sens du même code. Pour la Cour, les notions de « frontières intérieures » et de « frontières extérieures », bien définies par le code frontières Schengen, sont exclusives l’une de l’autre et s’opposent à ce que, aux fins de la directive « retour », une frontière intérieure sur laquelle des contrôles ont été réintroduits soit assimilée à une frontière extérieure.
L’affirmation du principe fondamental de la libre circulation des personnes
Après les arrêts Achughbabian (C-329/11 du 6 décembre 2011) et Affum (C‑47/15 du 7 juin 2016), cette décision est la troisième rendue par la Cour visant la conformité de l’article L. 621 du CESEDA avec les dispositions de la directive 2008/115.
Si elle s’articulait essentiellement autour des possibles exemptions à l’application de cette directive, la décision vient apporter un éclairage important sur la portée des dispositions du code frontières Schengen applicables lorsque les contrôles aux frontières intérieures sont réintroduits temporairement.
Car, au-delà de ce seul cas d’espèce, cet arrêt réaffirme que, conformément à ce que prévoit le règlement n° 1051/2013 établissant des règles communes relatives à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures dans des circonstances exceptionnelles, la libre circulation des personnes est un principe fondamental de l’Union, auquel toute dérogation doit être interprétée de manière restrictive.
La Cour élude volontairement les débats en ce qui concerne les obligations imposées aux transporteurs de réacheminer les ressortissant d’un pays tiers qu’ils véhiculent lorsque l’entrée à la frontière leur est refusée (points 57 et 58 de l’arrêt). Pour autant, il est vraisemblable que la CJUE s’en tienne également dans ce domaine à une lecture stricte des notions de frontières intérieures et extérieures.
Dans le rapport COM(2010) 554 final du 13 octobre 2010 sur l’application du titre III (Frontières intérieures) du règlement code frontières Schengen, la Commission souligne que l’obligation des transporteurs de réacheminer les passagers transportés par voie terrestre, aérienne ou maritime, tirée de l’article 26 de la convention de Schengen et précisée par la directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 visant à compléter les dispositions de l’article 26 de la convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS) ne s’applique pas aux liaisons intérieures dans l’espace Schengen.
En effet, ledit article 26 fixe une obligation de prise en charge sans délai, par le transporteur ayant acheminé à une frontière extérieure un étranger à qui l’entrée a été refusée.
Quant à la directive susmentionnée complétant la convention, elle tire son existence de l’article 26 de la CAAS, lequel n’évoque donc que les frontières extérieures. Aussi, il est improbable que cette rédaction permette un champ d’application plus large, c’est-à-dire le franchissement de frontières intérieures, dès lors que l’objet même de la directive se rapporte intégralement à cet article 26.
En droit interne, les prescriptions de la CAAS et de la directive susmentionnées sont transposées par le biais des articles L213-4 (transport aérien et maritime), L213-7 (transport routier) et L213-8 (transport ferroviaire) du CESEDA qui n’opèrent aucune distinction quant à la provenance, évoquant simplement « le refus d’entrée en France ». Toutefois, ces dispositions, même rédigées de façon large, ne sauraient être interprétées comme permettant de déroger aux stipulations de la CAAS, précisées par la directive 2001/51 et confirmées par la Commission dans son rapport de 2010.
Enfin, il ressort de la convention relative à l’organisation civile internationale (OACI), (annexe 9 « facilitation »), qu’un État peut adresser une réquisition à l’exploitant ayant amené un voyageur à qui l’entrée a été refusée, lui enjoignant de trouver le moyen de lui faire quitter le territoire, sans considération de la provenance. A charge pour l’exploitant de récupérer les frais engagés auprès du voyageur réacheminé. Ces dispositions sont donc plus larges que les stipulations des traités européens.
Mais, les États de l’Union ayant délibérément choisi d’exempter de l’obligation de réacheminement les trajets intra-Schengen, il n’apparaît pas possible d’invoquer des dispositions fussent-elles internationales, pour les intégrer dans le périmètre de cette obligation, même lorsque les contrôles aux frontières intérieures sont réintroduits.
Elli MacErid, ancien représentant de la France dans les groupes de travail du Conseil de l’Union européenne, dans les groupes d’experts de la Commission européenne et auprès de la conférence européenne de l’aviation civile et auteur de l’ouvrage L‘espace Schengen: Histoire et fonctionnement, 2017.