En mai dernier, onze familles d’Europe, d’Afrique et du Pacifique ainsi qu’une association de droit suédois, déposaient une requête devant le Tribunal de l’Union européenne contre la politique climatique de celle-ci. L’action visait à faire reconnaitre que les objectifs de l’Union à l’horizon 2030 sont insuffisants pour atteindre les engagements de l’accord de Paris et pour garantir les droits fondamentaux à la vie, à la santé et à la propriété des requérants. La requête était constituée d’un recours en annulation d’un certain nombre d’actes de droit dérivé et d’un recours visant à engager la responsabilité de l’Union pour les dommages causés par les changements climatiques à leur santé, leurs biens et leurs revenus.
Loin d’être isolée, cette action s’inscrit dans un contexte de multiplication des procès dit climatiques : selon une base de données de l’Université Colombia, il y a, à l’heure actuelle, 1200 contentieux climatiques au travers du monde (http://columbiaclimatelaw.com/files/2017/05/Burger-Gundlach-2017-05-UN-Envt-CC-Litigation.pdf). L’affaire Urgenda témoigne que le recours au juge peut permettre d’enjoindre un Etat de rehausser ses efforts en matière climatique (The Hague Court of Appeal, Ruling of 9 October 2018, The State of the Netherlands / Urgenda Foundation). L’ordonnance rendue le 8 mai dernier par le juge de l’Union conclut, en revanche, à l’irrecevabilité du recours dans son intégralité.
Une irrecevabilité prévisible
Le recours en annulation, d’abord, visait trois actes de nature législative, les requérants devaient donc démontrer, en vertu de l’article 263 du Traité, que de tels actes les concernaient « individuellement » et « directement ». Rappelant le caractère cumulatif de ces conditions de recevabilité, le Tribunal décide d’envisager si la première condition est remplie et conclut rapidement par la négative. L’argument principal invoqué par les requérants des associations soutenant le recours était le suivant : les effets du changement climatique se traduisent par une violation spécifique de leurs droits fondamentaux. Le Tribunal rejette l’argument. Reprenant la formule de l’arrêt Plaumann (CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann / Commission, aff. 25/62) il indique qu’il doit être démontré que l’acte atteint le requérant « en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire » Une affectation spécifique pour chacun des requérants ne constitue pas une affectation individuelle.
S’agissant de la recevabilité du recours en responsabilité, elle est également rejetée au terme d’un raisonnement assez expéditif. La requête n’avait pas pour objectif d’indemniser financièrement les requérants mais d’imposer une injonction à l’Union (adopter des mesures imposant d’ici à 2030 une réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre comprise, à tout le moins, entre 50 % et 60 % des niveaux de 1990). Le Tribunal rappelle que l’irrecevabilité d’une demande d’annulation n’entraîne pas automatiquement celle d’une demande d’indemnisation mais ajoute que ne doit toutefois pas permettre de détourner la procédure et d’obtenir un résultat semblable à celui d’une annulation. En l’espèce, il ressort clairement du dossier que les deux recours sont quasiment identiques et visent la même illégalité alléguée. Le sort de la demande en responsabilité est donc scellé en même temps que celui du recours en annulation.
Si ce raisonnement se situe pleinement dans la jurisprudence antérieure du juge de l’Union, on aurait pu s’attendre à ce que le Tribunal retienne un raisonnement différent.
Une irrecevabilité regrettable à certains égards
On pouvait espérer d’abord un assouplissement de l’interprétation de la condition d’affectation individuelle. On sait aussi que le Tribunal a tenté, en son temps, de suggérer une évolution de l’interprétation et qu’il n’avait pas été suivi par la Cour. En outre, on sait les critiques fortes qu’une telle considération a pu susciter, notamment, mais pas seulement sur le caractère compensatoire des autres voies de droit. Dès lors, on aurait espéré une « résignation » moins rapide du Tribunal. D’autant plus qu’il était lié, dans son interprétation, par le texte de la Convention d’Aarhus, à laquelle l’Union est partie, et qui prévoit à son article 9-3 un droit d’accès au juge en matière environnementale.
Enfin, on aurait également pu s’attendre à un raisonnement différent s’agissant des droits fondamentaux. Les requérants alléguaient que la violation était différente pour chacun des requérants – un agriculteur affecté par la sécheresse se trouve dans une situation différente de celle d’un agriculteur dont les terres sont inondées et salinisées par l’eau de mer- et donc « individualisante ». Le Tribunal évacue rapidement cet aspect considérant que la différence des effets du changement climatique à l’égard de chacun des requérants « n’implique pas que, pour cette raison, il existe une qualité à agir » (point 50), ajoutant qu’en l’espèce, « les requérants n’ont pas fait valoir la perte d’un droit spécifique acquis » (point 55). Un tel raisonnement ne convainc pas totalement ni dans sa concision, ni dans son libellé. D’abord, la démonstration d’une violation ne peut être réservée au cas ultime de « perte » d’un droit, une simple atteinte peut en effet tout à fait être une violation. En outre, pour que cette violation soit individualisée/ante, il n’est pas impératif que le(s) droit soit « spécifique(s) » mais que l’atteinte à ce(s) droit(s) soit distinctive et que ce caractère distinctif soit, conformément à la formule Plaumann, lié aux qualités particulières du requérant ou à une situation de fait qui lui est propre. Le regret est d’autant plus grand que la violation des droits fondamentaux paraît difficile à utiliser dans le cadre du recours en responsabilité. Les droits fondamentaux étant susceptibles de limitations en lien avec des objectifs d’intérêt général ou à la protection des droits et libertés d’autrui, cela complique sérieusement la démonstration d’une violation suffisamment caractérisée desdits droits qui est une des conditions d’admissibilité de ce recours ne devrait donc pas être simple.
L’arrêt de la Cour de Justice – un pouvoir a été formé contre l’ordonnance du Tribunal, est très attendu. Les débats ne tarissent pas, en effet, à propos de l’accès au prétoire de l’Union, dans le champ climatique mais plus largement en matière d’environnement (voir à ce propos la consultation publique lancée par la Commission. )
Estelle Brosset, Professeure, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence France
Eve Truilhé, Directrice de recherche CNRS, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-ProvenceFrance