L’idéal-type wesphalien de l’« État nation souverain » est confronté à un questionnement existentiel nourri par la dynamique d’intégration européenne. Il n’empêche, au sein même de l’Union, non seulement la dimension étatique du processus d’intégration est prégnante, mais celui-ci donne naissance à un type particulier d’État : l’« État intégré ». La morphologie de l’État change sous l’effet de son appartenance à l’Union européenne. Le « lien d’intégration » qui le caractérise contribue à enrichir à la fois la théorie générale de l’État et la théorie de l’intégration, dont la dimension étatique a trop longtemps été minorée. Or celle-ci se manifeste avec force, à travers la figure de l’État intégré, dont la singularité procède de sa nature, de son statut et de son identité.
L’État intégré : figure étatique de la théorie de l’intégration
La question doctrinale de l’État dans/de l’Union n’a émergé que de manière tardive et progressive. Il est vrai que les Pères fondateurs concevaient leur projet comme tendant à unir des hommes plutôt qu’à « coaliser » des États. La singularité de l’intégration européenne réside précisément dans la condition juridique et politique reconnue à des individus érigés en sujets et citoyens. A l’inverse, la Cour de justice a longtemps développé une conception essentiellement fonctionnelle et instrumentale d’un État membre simplement « mis au service » de l’Union européenne. Or, la dimension étatique est (omni)présente dans l’Union, elle est inhérente à un processus d’intégration qui suppose un « volontarisme étatique » : la fondation, l’approfondissement et l’élargissement de l’Union sont tributaires d’actes de souveraineté étatique. Le poids de la volonté des États membres se vérifie dans la formation comme dans l’effectivité de l’ordre juridique de l’Union. Le « lien d’intégration » de l’État à l’Union a pour pendant une sorte de « lien de dépendance » de l’Union à l’égard de ses États membres. Ce dernier atteste l’« imperfection structurelle » de l’ordre juridique de l’Union.
L’État intégré : figure européenne de la théorie de l’État
L’idée même d’« État intégré » suggère l’existence d’un type d’État dont la spécificité résulte de son appartenance à l’Union européenne, de son mode de rapport à l’organisation à laquelle il appartient. La singularité de l’État intégré tient en effet au type de rapport qu’il entretient avec les institutions de l’Union et les autres États membres auxquels il est lié par une interdépendance structurelle qui se manifeste par les principes de coopération loyale, de solidarité et de confiance mutuelle. D’un côté, les États membres ne sont pas extérieurs ou tiers par rapport à l’Union, ils la composent : ils sont de l’Union et dans l’Union. De l’autre, l’Union est intégrée dans les États membres, comme l’atteste le développement d’un « droit national de l’intégration européenne ».
Le glissement de la condition classique de l’État nation-souverain à la qualité d’État membre de l’Union est animé par une tension dialectique entre souveraineté et intégration, d’où résulte une « étaticité » qui diffère de celle d’un « État nation indépendant ». La souveraineté de l’État intégré se conjugue en effet avec son intégration fonctionnelle, organique et normative.
Formellement, le membre de l’Union est enserré par un ensemble de règles et principes constitutifs de son statut d’État intégré. Ce corpus de droits et obligations conforte l’unité de cette catégorie étatique. Reste que le lien d’intégration ne se résume pas au statut de membre de l’Union. Il revêt aussi une dimension axiologique. Les valeurs constitutives de l’identité de l’Union recoupent les valeurs communes aux États intégrés. Ces dernières fondent une identité constitutionnelle commune à l’Union et à ses États membres. Toutefois, l’intégration européenne l’affirmation de la primauté du droit de l’Union et la double dynamique d’approfondissement-élargissement ont suscité une réaction des États intégrés qui s’est exprimée en des termes identitaires. La revendication existentielle de respect de leur identité propre a contribué à l’irruption des notions d’« identité nationale » et d’« identité constitutionnelle ». Celles-ci visent à préserver ce qui relève de l’essentiel dans l’ordre juridique étatique, face à un phénomène d’intégration parfois perçue comme une « menace identitaire ».
L’État intégré : la différenciation dans l’intégration
L’État intégré ne correspond pas à un bloc monolithique. L’unité de cette catégorie étatique à part entière se conjugue avec la spécificité intrinsèque de chaque entité individuelle. L’intégration européenne s’accompagne d’une « différenciation » de ses éléments étatiques. De même que leurs engagements et obligations juridiques ne sont pas identiques, la volonté des membres étatiques ou la capacité à mettre leurs actes en adéquation avec les exigences de l’intégration varie considérablement. L’approfondissement et l’élargissement de l’Union, mais aussi les crises (qu’elle soit de nature financière, migratoire et/ou politico-institutionnelle) nourrissent un mouvement de différenciation européenne, nationale et infranationale dans l’intégration.
Non seulement les États intégrés ne sont pas liés à l’Union par des droits et obligations strictement identiques et ne jouissent pas d’un statut européen totalement uniforme, mais l’adaptation de leurs propres systèmes juridiques varie également. La qualité d’État de l’Union n’emporte pas l’émergence d’un « droit (infra)national commun de l’intégration européenne ».
L’appartenance à l’Union ne met pas fin à la diversité − des systèmes et traditions constitutionnels, administratifs et politiques − des États membres. Si les traités ont progressivement dégagé une perception européenne des valeurs et principes constitutionnels constitutifs d’un corpus identitaire commun à l’Union et à ses membres, l’intégration étatique ne suppose pas pour autant le reniement de la singularité de l’identité propre des unités individuelles de cette « Union plurinationale ».
L’État intégré : source d’une désintégration de l’Union ?
La volonté d’intégration n’est pas équivalente dans tous les États de l’Union ; de même que l’adaptation et l’acculturation à l’intégration. La dynamique d’approfondissement ne neutralise pas les formes de résistance exprimées par des États et/ou nations, au nom d’une souveraineté et d’une identité ancrées dans leurs constitutions. Le projet d’Union suppose une volonté d’adhésion qui dépasse le simple acte d’adhésion. C’est sans doute l’une des clefs d’analyse de la situation de « polycrise » qui frappe l’Union elle-même. Derrière le spectre de désintégration, il y a la difficulté toujours prégnante des États membres à concevoir le principe même d’intérêt commun et à transcender leurs intérêts individuels propres. Or la logique individualiste est nourrie par un retour en force des « nations » et des « nationalismes » en Europe, dont les ressorts et les manifestations contredisent le sens profond d’un projet d’intégration par trop perçu comme une menace existentielle. Symbolisée par le « Brexit », cette vague – inégale et ambivalente – de désaffection des peuples à l’égard du projet d’intégration invite à repenser la place des nations dans une Union sans demos européen…
Béligh Nabli, Maître de conférences HDR en droit public à l’UPEC, auteur de « L’État intégré. Contribution à l’étude de l’État membre de l’Union européenne », Pedone, déc. 2019