Le rapport entre l’arbitrage d’investissement et le droit de l’UE, par Paula Arroyo Montes

Le rapport entre le droit international des investissements et le droit européen a été mis en avant dans la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Plus précisément, la CJUE a tenté de clarifier dans une certaine mesure la compatibilité du droit international des investissements et de ses mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) avec l’ordre juridique de l’Union. 

Cette publication présente brièvement l’arbitrage d’investissement (I) et l’explique dans le cadre de la politique commerciale commune de l’UE (II). Ensuite, elle met en lumière le conflit sous-jacent entre le droit de l’Union européenne et l’arbitrage d’investissement (III) et les mesures actuelles de l’UE dans ce domaine (IV). Enfin, des conclusions seront tirées (V).

I. Introduction à l’arbitrage d’investissement

La croissance du commerce et des investissements internationaux a conduit à l’apparition d’accords internationaux d’investissement (AII) destinés à réglementer les questions connexes, notamment les procédures de règlement des différends et à l’heure actuelle, la plupart des traités bilatéraux d’investissement contiennent des dispositions relatives au RDIE.  

Auparavant, le règlement des différends en droit international ne concernait que les litiges entre États, mais le développement de l’activité commerciale privée a soulevé la question des droits directs pour résoudre les différends avec les États dans lesquels les investisseurs mènent leurs activités.

Traditionnellement, un investisseur étranger est tenu de rechercher une solution auprès des juridictions du pays d’accueil.  En cas d’échec, le principal recours de l’investisseur était de demander la protection diplomatique de son pays d’origine. Toutefois, ce recours comporte des limites importantes, comme, par exemple, le fait que le pays d’origine peut ne pas donner suite à sa demande. Compte tenu de ces limites, les investisseurs étrangers optent souvent pour des procédures de règlement directes avec le pays d’accueil au lieu de la protection diplomatique.

L’arbitrage d’investissement constitue un processus de règlement des différends entre un investisseur et un État d’accueil (où l’investissement a été réalisé) dans lequel un tribunal arbitral indépendant est établi pour entendre et prendre une décision contraignante sur le différend. En général, l’arbitrage d’investissement est considéré comme une alternative plus efficace aux systèmes judiciaires nationaux, qui peuvent être perçus comme partiaux. L’arbitrage d’investissement est généralement prévu par un traité bilatéral d’investissement (TBI) ou un accord multilatéral sur l’investissement (AMI).

Cependant, de plus en plus, les États ont des réactions négatives à l’égard de l’arbitrage d’investissement notamment en raison du manque de transparence, du coût de l’arbitrage d’investissement ainsi que de la potentielle partialité des arbitres en faveur de l’investisseur.

II. Arbitrage d’investissement encadré dans la politique commerciale commune

La politique commerciale commune de l’UE est l’un des piliers de ses relations avec le reste du monde (article 207 TFUE) et une compétence exclusive de l’UE (article 3 du TFUE). Dans ce sens, l’avis 1/75 a précisé les conditions de cette exclusivité et sa justification par la réalisation de l’intérêt général communautaire.

Le traité de Lisbonne a étendu cette compétence aux investissements directs étrangers. Toutefois, l’inclusion des investissements directs étrangers dans la politique commerciale commune ne permet pas à l’UE d’agir sur toutes les questions relatives à la réglementation des investissements étrangers.

Ainsi, lorsqu’un accord international traite non seulement des questions relevant de la compétence de l’UE, mais aussi de questions relevant de la compétence exclusive des États membres, il doit prendre la forme d’un « accord mixte », nécessitant l’avis conforme des États membres. En ce sens, dans l’avis 2/15, la CJUE a déclaré que l’accord de libre-échange avec Singapour ne pouvait pas être conclu exclusivement par l’UE, car les dispositions de l’accord relatives aux investissements étrangers autres que les investissements directs (investissements de portefeuille) et celles relatives au règlement des différends entre investisseurs et États ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’Union.

Ainsi, les traités d’investissement conclus par l’UE qui comprennent des dispositions relatives au règlement des différends entre investisseurs et États constitueront des accords mixtes, pour lesquels deux processus de ratification parallèles seront nécessaires : l’un par l’UE et l’autre par les parlements des États membres.

III. Le conflit sous-jacent entre le droit de l’UE et l’arbitrage d’investissement

Premièrement, si l’UE est un acteur récent en matière des investissements directs étrangers, les États membres sont actifs dans ce domaine depuis des décennies et ont conclu un grand nombre d’accords bilatéraux d’investissement avec des pays tiers. Toutefois, certains pays avec lesquels les États membres ont conclu des TBI ont ensuite adhéré à l’UE, devenant eux-mêmes des États membres de l’UE. À ce moment-là, les TBI conclus avec ces pays ont été appelés communément « TBI intra-UE » (il convient de noter que la majorité des arbitrages d’investissement intra-UE découlent du Traité sur la charte de l’énergie (TCE) – pour en savoir plus sur le TCE cliquez ici).

Deuxièmement, dans les grandes lignes, la jurisprudence de la CJUE a établi que l’autonomie du droit de l’Union, au regard tant du droit des États membres que du droit international, se justifie en raison des caractéristiques essentielles de l’Union et de son droit, relatives, notamment, à la structure constitutionnelle de l’Union ainsi qu’à la nature même dudit droit.

La CJUE a déjà souligné que, pour garantir la préservation des caractéristiques spécifiques et de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union, les traités ont institué un système juridictionnel destiné à assurer la cohérence et l’unité dans l’interprétation du droit de l’Union (Avis 2/13). Dans ce sens, il appartient aux juridictions nationales et à la CJUE de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres.

La CJUE a expliqué aussi que la clef de voûte du système juridictionnel est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union.

Troisièmement, dans le contexte de l’arbitrage d’investissement, la CJUE établi un test en trois étapes pour analyser sa compatibilité avec le droit de l’UE : (i) tout d’abord, il faut déterminer si le tribunal est compétent pour interpréter ou appliquer le droit de l’Union. Dans l’affirmative, (ii) il faut déterminer s’il peut être considéré comme une juridiction d’un État membre au sens de l’article 267 TFUE. Dans la négative, (iii) si la sentence rendue par le tribunal est soumise au contrôle juridictionnel de l’UE (cependant, il convient de constater qu’un tel contrôle juridictionnel ne peut être exercé par ladite juridiction que dans la mesure où le droit national le permet). De manière générale, il convient également de noter que les lois nationales ne permettent qu’un contrôle limité des sentences arbitrales portant, notamment, sur la validité, au regard de la loi applicable, de la convention d’arbitrage ou sur le respect de l’ordre public par la reconnaissance ou l’exécution de la sentence arbitrale.

Quatrièmement, un accord international, prévoyant la création d’une juridiction chargée de l’interprétation de ses dispositions et dont les décisions lient les institutions, y compris la CJUE, n’est, en principe, pas incompatible avec le droit de l’Union, pourvu que l’autonomie de l’Union et de son ordre juridique soient respectés.  Cependant, la CJUE a déjà souligné que les litiges relevant de la compétence du tribunal arbitral visés dans un TBI intra-UE sont susceptibles d’être relatifs à l’interprétation tant de cet accord que du droit de l’Union, ce qui est susceptible de remettre en cause, outre le principe de confiance mutuelle entre les États membres, la préservation du caractère spécifique du droit institué par les traités.

Finalement, il faut noter que quatre arrêts de la CJUE ont marqué l’avenir des RDIEs en Europe :

– Dans son arrêt Achmea (C-284/16), la Cour a considéré qu’une disposition de règlement des différends entre investisseurs et États contenue dans un TBI intra-UE est contraire aux articles 267 et 344 TFUE. La Cour avait jugé que les États membres parties à un TBI intra-EU ont instauré un mécanisme de résolution de litiges opposant un investisseur à un État membre susceptible d’exclure que ces litiges soient tranchés d’une manière garantissant la pleine efficacité du droit de l’Union, alors même qu’ils pourraient concerner son interprétation ou son application ;

-Dans son arrêt Komstroy (C-741/19), la Cour a confirmé sa compétence pour statuer à titre préjudiciel sur l’interprétation du TCE même si le différend à l’origine du litige au principal oppose un investisseur d’un État tiers à un autre État tiers au motif que les parties au différend en cause au principal ont choisi de soumettre leur différend à un tribunal d’arbitrage ad hoc constitué sur la base du règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), et ont accepté, conformément à ce règlement d’arbitrage, que le siège de l’arbitrage soit établi à Paris. La Cour a aussi interprété le terme « investissement » au sens des dispositions du TCE ;

– L’arrêt PL Holdings/Pologne (C-109/20) établissant que les États membres ne peuvent pas conclure des conventions d’arbitrage distinctes et individuelles dont le contenu est identique à celui d’une clause d’arbitrage figurant dans un TBI intra-UE qui est invalide en vertu de sa jurisprudence Achmea ; et

Commission/European Food SA et autres (C-638/19 P) (connue comme Micula) où la Cour a constaté que le Tribunal avait commis une erreur de droit en ce qui concerne la compétence de la Commission pour examiner les indemnités versées à la suite d’une sentence arbitrale à la lumière des règles de l’UE en matière d’aides d’État, et a appliqué sa jurisprudence Achmea afin de déterminer l’incompatibilité du consentement de la Roumanie à un accord RDIE après son adhésion à l’UE. En ce qui concerne cette affaire, il faut noter que la Commission a renvoyé le Royaume-Uni devant la CJUE du fait d’un arrêt de sa Cour suprême du 19 février 2020, qui avait autorisé l’exécution d’une sentence arbitrale dans la saga Micula.

IV. Le processus de modernisation du TCE et la création d’un tribunal multilatéral d’investissement

Le TCE est un accord international signé en 1994 qui compte 53 signataires, dont l’UE et Euratom. L’Italie s’est toutefois retirée en 2016. En 2018, l’UE a lancé un processus de modernisation axé sur les normes de protection des investissements, la limitation de la protection accordée aux combustibles fossiles et la promotion du développement durable. En juin 2022, les parties contractantes sont parvenues à un accord de principe sur la modernisation du TCE, incluant des modifications des normes de protection des investissements. Le TCE contient actuellement des dispositions qui incluent le modèle de RDIE.

Le 24 novembre 2022, le Parlement européen a publié une résolution sur les résultats de la modernisation du TCE. La résolution décrit le contexte du traité, notamment ses signataires et les 1500 traités bilatéraux d’investissement ratifiés avant le traité de Lisbonne, et souligne la nécessité d’une modernisation sous l’impulsion de l’UE pour : (i) actualiser les normes de protection des investissements ; (ii) limiter la protection des combustibles fossiles ; et (iii) encourager le développement durable.

La résolution indique aussi que l’Allemagne, la France, l’Espagne, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovénie et le Luxembourg, représentant plus de 70 % de la population de l’UE, ont annoncé leur intention de se retirer du TCE. La résolution soutient aussi les négociations de l’UE en vue de la création d’un tribunal multilatéral d’investissement (TMI).

Dans ce sens, l’UE a pris la tête de la réforme de la politique d’investissement.  Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’Union a adopté un modèle réformé de protection des investissements et a décidé de remplacer le RDIE en lançant des négociations en vue de la création d’un TMI.

L’UE soutient les négociations en cours au sein du groupe de travail III de la CNUDCI, dans le cadre desquelles l’UE et ses États membres cherchent à établir le TMI, qui pourrait devenir un organe juridictionnel compétent pour résoudre les différends internationaux en matière d’investissement.

Conclusions

Il est clair que le domaine du règlement des différends en matière d’investissement évoluera dans les années à venir. Entre autres, la création éventuelle d’un système de tribunaux d’investissement modifiera le scénario actuel dans lequel se déroulent les différends entre investisseurs et États.

Un tel système devra être adapté à la situation actuelle et, tout en maintenant la protection des investisseurs étrangers, prendre en compte des questions essentielles telles que les droits de l’homme et la protection de l’environnement.

En ce sens, et en attendant d’y parvenir, l’UE, par le biais de la politique commerciale commune, comme elle a cherché à le faire ces dernières années, peut renforcer les relations commerciales avec les pays tiers tout en favorisant la défense de l’environnement et des droits fondamentaux des individus.


Paula Arroyo Montes exerce le droit dans un cabinet d’avocats international à Madrid (Avocate au Barreau de Madrid), où sa pratique est axée sur les arbitrages d’investissement. Elle travaille également en tant que rédactrice adjointe à EU Law Live. Auparavant, elle a travaillé à la Direction de la recherche et de la documentation de la CJUE et en tant que conseillère juridique adjointe à la Cour permanente d’arbitrage. Elle a également travaillé comme assistante de recherche au Grotius Centre for International Legal Studies de l’Université de Leiden et a fait un stage auprès le CNUDCI et avec deux arbitres internationaux. Elle s’intéresse aux relations extérieures et au commerce, aux droits fondamentaux et humains et au règlement des différends.

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