Splendeurs et misères du néofonctionnalisme, par Nicolas Leron

Parvenue à son 60e printemps, la dynamique d’intégration européenne enclenchée à partir des traités de Rome donne tous les signes d’épuisement de son moteur interne. Quelque chose ne fonctionne plus. Le divorce entre les citoyens et les institutions européennes semble sur le point d’être consommé. Les peuples renâclent, voire se rebellent. Les fonctionnaires européens, eux-mêmes, paraissent ne plus vraiment y croient. Et pourtant, l’adhésion au projet européen conserve un ancrage certain dans les esprits. Les Grecs, même essorés par une série de plans d’aide qui n’en finit pas, maintiennent leur attachement à la monnaie unique. L’idée que l’Europe est notre bien commun, certes si fragile et imparfait, demeure vivace.

Mais le « Brexit » eut lieu. L’impensable devient soudain possible au vu de ce précédent. Un constat s’impose alors : la méthode des petits pas, la fameuse méthode Monnet, qui fut le coup de génie des débuts de la construction européenne, s’est muée en une impasse. Ce que la science politique nomme le néofonctionnalisme constitue, au stade où est parvenu le processus d’intégration européenne, une limite tant politique que théorique ; et doit être dépassé sur ces deux plans.

L’hégémonie théorique de la mécanique néofonctionnaliste

Le néofonctionnalisme fut longtemps la théorie dominante pour l’explication du phénomène d’intégration européenne, tout en étant par ailleurs la méthode et la stratégie des Pères fondateurs de l’Europe. La mise en place de solidarités de fait en matière d’acier et de charbon, comme le planifie la Déclaration Schuman de 1950, fait écho à la logique interne de la théorie néofonctionnaliste. Selon celle-ci, le moteur de l’intégration européenne a quelque chose de mécanique, c’est-à-dire qui échappe pour partie à l’emprise des gouvernements nationaux pourtant rédacteurs des traités. Le néofonctionnalisme renvoie en effet à l’idée d’une dynamique autonome découlant de la nouvelle configuration de la structure d’opportunités offerte par l’Union européenne (UE).

Une fois institués les traités européens, des acteurs non gouvernementaux, comme les institutions européennes ou les juridictions nationales notamment, mais aussi des acteurs non étatiques, comme des multinationales, des groupes d’intérêts ou des militants de la construction européenne, trouvent dans le droit de l’UE et plus largement le système institutionnel européen de nouveaux instruments pour mener à bien leurs propres agendas. En jouant le jeu de leurs propres intérêts ils font aussi le jeu de l’intégration européenne. En recourant au droit de l’UE à des fins stratégiques particulières, ils donnent en retour l’opportunité à la Cour de justice de l’UE (CJUE) de développer et d’assoir ce droit, en lien avec la Commission européenne. C’est cette concordance entre la poursuite des intérêts particuliers d’acteurs non gouvernementaux par l’investissement des nouvelles opportunités offertes par les traités européens et la dynamique d’affermissement et d’approfondissement de l’intégration européenne qui constitue le cœur théorique du néofonctionnalisme.

Sur un plan systémique, l’intégration de secteurs stratégiques, mais circonscrits et de faible intensité politique (low politics), génère des gains d’efficacité, mais également des dysfonctionnements périphériques dans l’articulation des secteurs intégrés avec les secteurs non intégrés connexes. Ces dysfonctionnements couplés aux gains d’efficacité des secteurs intégrés produisent une tension quasi-mécanique qui rend le statu quo inconfortable à terme et pousse alors les gouvernements nationaux, maîtres des traités, à élargir le périmètre de l’intégration de manière à absorber les dysfonctionnements périphériques au sein d’un nouvel ensemble intégré, générant par ailleurs un surcroit de gains d’efficacité. Mais la mécanique se répète : la nouvelle périphérie produit de nouveaux dysfonctionnements qu’il s’agira, là encore, d’absorber par une nouvelle extension du champ de l’intégration. Le processus est ainsi reconduit, de proche en proche, sans fin si ce n’est le stade final d’une intégration complète de la totalité du champ de l’action publique.

Le néofonctionnalisme est une physique de la tache d’huile, du recouvrement lent mais inéluctable de l’ensemble de la surface du champ public national. Le processus peut se ralentir, voire marquer des temps d’arrêt, mais il ne reculera pas du fait du fameux effet d’engrenage, ou effet cliquet (spill-over). Sa marche est celle d’un stop-and-go. Les coûts prohibitifs et l’incertitude radicale d’un éventuel retour en arrière annihileraient toute tentation de déconstruction.

Le retour du politique : épuisement théorique et falsification empirique du néofonctionnalisme

Le « Brexit » apporte bien entendu la preuve empirique qu’un retour en arrière (backlash) est possible. Celui-ci peut d’ailleurs prendre différentes formes : sortie pure et simple de l’UE, sortie de la zone euro, sécession interne par la mise à mal des principes et valeurs constitutifs du projet européen (Hongrie et Pologne), refus d’approfondir l’intégration européenne à de nouveaux domaines stratégiques comme la fiscalité ou la défense.

Ce que le « Brexit », et plus généralement la montée structurelle des forces anti-européennes, illustrent de manière plus fondamentale, c’est le hiatus entre la logique horizontale du néofonctionnalisme, qui se déploie sur la surface plane de l’utilité, et de la logique verticale du politique, de ce qui constitue une communauté politique, son identité. Contrairement à la prédiction néofonctionnaliste, selon laquelle l’effet d’engrenage fonctionnel parvenu à un certain stade se transforme en un engrenage politique (spill over politique), le saut de loyauté politique du niveau national au niveau supranational ne se produit pas. À l’inverse, le niveau politique national se raidit et oppose une double résistance : politique et constitutionnelle. Politique, par la structuration de la vie politique national autour du nouveau clivage pour ou contre l’Europe. Constitutionnelle, du côté des cours constitutionnelles et suprêmes nationales qui maintiennent face au droit de l’UE et à la CJUE la prétention à la suprématie de leur norme juridique fondamentale nationale.

Pourquoi le néofonctionnalisme bute-t-il contre ce mur du politique ? Parce que le néofonctionnalisme est une théorie de la délégation. Il est fondamentalement une théorie de la raison instrumentale, de l’intérêt particulier. Il n’est pas transformation du politique, mais extension auto-entretenue des gains individuels. Cette extension ne rompt pas avec le point de départ : la souveraineté étatique. Elle ne fait qu’étirer, jusqu’au point de cassure, le fil de la coopération instrumentale entre souverains. Au travers de ce processus, la souveraineté s’effiloche au point de devenir quasi-résiduelle, mais elle ne disparaît en son principe. Car la souveraineté relève de la dimension constitutive du politique, à la différence de la délégation qui relève, elle, de la dimension causale de la coopération. L’utilité s’incline in fine face à l’identité, l’efficacité face au politique.

Aujourd’hui, l’Europe se retrouve face à la verticalité du politique. Plus de petits pas possibles pour l’enjamber. Seul un saut politique, un nouvel acte fondateur européen sera à même de hisser l’Europe, c’est-à-dire de l’instituer dans la dimension du politique.

Nicolas Leron: Chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po

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