L’accès au marché dans l’économie collaborative – par Vassilis Hatzopoulos

L’exposé du problème

L’économie collaborative, aussi appelée « peer-to-peer », possède une caractéristique qui la distingue de l’économie traditionnelle : elle permet les transactions entre pairs (aussi appelés « prosommateurs »). Dans un tel contexte, reste à savoir si les prosommateurs nécessitent d’une autorisation pour pratiquer leurs activités et, plus fondamentalement, si les plateformes elles-mêmes sont soumises à la même exigence. La question de l’accès au marché dans l’économie collaborative est posée en termes différents pour les plateformes et les prosommateurs, selon qu’ils soient établis dans un État membre ou non.

L’accès au marché pour les plateformes

La question posée à la Cour dans l’affaire Uber Espagne concernait tout particulièrement les conditions auxquelles Uber peut exercer légalement son activité en Espagne. Il s’agit d’une question essentielle pour toutes les plateformes car la Directive sur le commerce électronique pourrait offrir un accès privilégié tant au marché d’origine qu’aux marchés d’accueil.

La Directive sur le commerce électronique

Les plateformes soumises au champ d’application de la Directive ne nécessitent d’aucune autorisation préalable dans leur État membre d’origine (article 4.1) et elles bénéficient de la clause de marché intérieur (article 3.2) selon laquelle les autres États membres (d’accueil) ne peuvent imposer aucun obstacle à l’activité des plateformes sur leurs territoires. La Directive sur le commerce électronique est une lex specialis par rapport à la Directive « services » et à d’autres règles horizontales européennes, comme la Directive 2005/36 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, et s’applique uniquement aux services de la société de l’information, i.e. « tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services » (article 2.a de la Directive sur le commerce électronique qui renvoie à la Directive 98/34/EC elle-même abrogée et remplacée par la Directive 2015/1535/EU).

Si l’on revient aux différents scénarios présentés dans notre post de la semaine passée (accessible ici), les plateformes pourraient revendiquer l’accès au marché dans le cadre de la Directive sur le commerce électronique selon le scénario a) et le scénario c), c’est-à-dire dans les cas où elles agissent uniquement en tant qu’intermédiaires électroniques et ne sont pas impliquées dans la prestation des services sous-jacents. Dès lors que la plateforme s’engage directement dans la prestation de tels services, elle cesse d’être un prestataire de services digitaux et devrait alors être qualifiée de prestataire de services « offline ». Par conséquent, la plateforme perdrait le statut privilégié que lui offre la Directive sur le commerce électronique. Ceci est clairement le cas d’Uber selon la Cour de Justice.

La Directive « services »

Le « plan B », pour les plateformes qui nécessitent une autorisation afin de pratiquer leurs activités, est de recourir à la Directive « services ». Dans ce cas, elles bénéficieraient d’un cadre libéral et transparent pour l’octroi d’une autorisation (articles 9-15) et de règles facilitant la prestation transnationale de services (article 16). Cela suppose bien sûr que l’activité en question ne tombe pas sous le coup de l’une des nombreuses exclusions et exceptions de la Directive.

La délimitation exacte du champ d’application de la Directive « services » a été l’objet de nombreuses discussions que l’on ne réitère pas dans le cadre de ce post (pour aller plus loin, voir V. Hatzopoulos “Que reste-t-il de la directive sur les services ?” CDE 43, n. 3-4/2008, 299-358, accessible ici). Pourtant, il faut bien avouer que la Cour elle-même n’a pas toujours été cohérente, dans la mesure où elle a, d’une part, considérablement restreint le champ d’application de l’exception concernant la santé et les services sociaux (arrêt C-57/12), et d’autre part, interprété que les transports en montgolfières tombent sous le coup de l’exception réservée aux transports (arrêt C-382/08) mais pas les courtes croisières sur les canaux d’Amsterdam (affaires jointes C-340/14 et 341/14).

Dans Grupo Itevelesa, cité par la Cour dans Uber Espagne, celle-ci conclut que l’activité de contrôle technique des véhicules, même s’il ne s’agit pas d’un service de transport en soi, doit être exclue du champ d’application de la Directive car elle constitue un « service dans le domaine des transports ». Plus généralement, il se peut que les activités auxiliaires offertes par les plateformes collaboratives, qui facilitent la prestation des services sous-jacents, comme par exemple le support logistique et les autres facilités offertes par l’intervention électronique, transforment les plateformes en prestataires des services sous-jacents. Elles seraient dès lors assujetties aux règles pertinentes plus strictes.

 Le droit primaire européen

Le « plan C », pour les plateformes ne tombant pas sous le coup de la Directive « services », consiste à invoquer les droits substantiels découlant directement des articles 56 et 57 TFUE. Sur le plan procédural, ces plateformes et/ou prestataires, pourront revendiquer l’application des principes de transparence et de non-discrimination développés par la Cour ces dernières années – une jurisprudence qui, comme expliqué ailleurs (voir V. Hatzopoulos, ‘Du principe de non-discrimination (au niveau européen) au principe de bonne administration (au niveau national) ?’ (2016) Cahiers de droit européen 311, accessible ici), peut être la source d’une protection importante.

La non-application du droit européen

Dans les rares cas où les services offerts par les plateformes et/ou les prestataires de services sous-jacents ne sont pas couverts par la législation européenne, ceux-ci sont alors soumis aux diverses réglementations des différents États membres et ne possèdent aucune prétention au niveau européen, autre que l’obligation des États membres d’appliquer leurs compétences rétenues dans le respect du principe de coopération loyale. Au grand désarroi d’Uber et des plateformes similaires, les services de transport urbain tombent dans cette ultime catégorie.

Question encore différente est celle de l’applicabilité des dispositions européennes aux véritables plateformes « de partage », comme l’échange de maisons, qui n’implique pas de rémunération (par ex. HouseSwapping), ou encore le co-voiturage, pour lequel le passager ne paie qu’une fraction de la consommation d’essence (par ex. BlaBlaCar) et d’autres activités similaires pour lesquelles non seulement il n’existe aucune rémunération apparente mais, en plus, l’intention de s’engager dans une activité économique fait défaut.

L’accès au marché pour les prosommateurs

Les prestataires de services sous-jacents peuvent être des professionnels ou des prosommateurs. Dans le premier cas, l’analyse ci-dessus concernant les plateformes s’applique également aux professionnels. La Directive « commerce électronique» ne leur sera toutefois applicable qu’à condition que le service sous-jacent soit fourni à distance, grâce à des moyens électroniques et à la requête du destinataire. Alors que les services sous-jacents requérant un contact physique ne rempliront pas les conditions susmentionnées, les services tels que le codage, la conception, la traduction et l’édition pourraient encore être inclus dans le champ d’application de la Directive « commerce électronique».

La situation juridique est plus délicate en ce qui concerne les prestataires de services non-professionnels ou prosommateurs. La question de savoir quand et comment un prosommateur peut se convertir en professionnel sera abordée dans notre prochain post sur la protection des consommateurs et la qualification des « professionnels ». A l’heure actuelle, les prosommateurs qui ne sont pas des « professionnels » peuvent tout de même être qualifiés de prestataires de services selon les articles 56 et 57 TFUE et la Directive « services », à moins qu’ils ne soient impliqués dans une activité non-économique, sociale ou communautaire, et ceci, à titre occasionnel.

De plus, le fait que les prosommateurs soient capables de revendiquer l’accès au marché selon les règles décrites ci-dessus signifie-t-il qu’ils doivent également être soumis aux obligations correspondantes ? En d’autres termes, l’obligation extensive de communication d’informations prévue à l’article 22 de la Directive « services », les règles sur la responsabilité du professionnel (article 23), ou les dispositions sur la déclaration préalable de (l’article 7 de) la Directive 2005/36, s’appliquent-elles pleinement au prosommateur occasionnel ou exceptionnel engagé dans une activité collaborative ? Plus fondamentalement, le fournisseur de services occasionnel ou exceptionnel est-il dans l’obligation de requérir une autorisation ? Ces conditions, même justifiées, ne sont-elles pas vouées à échouer le test de proportionnalité développé par la Cour, codifié dans la Directive « services », puis étayé dans la proposition de Directive relative à un contrôle de proportionnalité ?

A noter que l’idée d’avoir des dispositions moins exigeantes pour les opérateurs de l’économie collaborative a été mise en avant par plusieurs acteurs, non seulement en ce qui concerne les prestataires, mais aussi les plateformes. Par exemple, l’autorité italienne de la concurrence, dans une prise de position publiée en septembre 2015 concernant la révision de la législation en matière de droit de la concurrence, a suggéré qu’Uber et ses conducteurs devraient être qualifiés de tertius genus (en comparaison avec les conducteurs de taxis traditionnels et les chauffeurs de cars), et assujettis à une réglementation aussi « indulgente que possible » (à propos de ce document, voir l’analyse de A de Franceschi, ‘The Adequacy of Italian Law for the Platform Economy’ (2016) 5 EuCML 56).

L’accès au marché conformément aux règles du GATS

Les règles et principes susmentionnés concernent les plateformes collaboratives ainsi que les prestataires de services établis dans l’UE. Toutefois, la grande majorité des acteurs de l’économie collaborative sont établis aux USA et, dans certains cas, en Asie. A moins que d’autres accords de libre-échange (comme le CETA entre l’UE et le Canada) soient conclus, ces acteurs doivent revendiquer l’accès au marché selon l’article XVI du GATS. Dans leur effort, ils devront faire face à une formidable complexité juridique.

Selon le GATS, il existe 4 modes de fourniture de services : la fourniture de services transfrontière, selon laquelle seul le service passe la frontière ; la consommation à l’étranger, pour laquelle le destinataire se déplace ; la présence commerciale, qui suppose la présence des sociétés étrangères sur le territoire par le biais d’une succursale ; et le déplacement des prestataires de services. Pour chacun de ces 4 modes de prestation, les signataires du GATS ont programmé des engagements de libéralisation sur la base d’une classification détaillée des services inspirée par la Classification Centrale des Produits (CPC) comprenant 12 catégories principales, plus de 60 sous-catégories et quelques centaines de sous-sous-catégories de services. Pour chacune d’elles, les États signataires ont offert différents degrés d’engagement concernant l’accès au marché (article XVI du GATS) et le traitement national (article XVII GATS).

En vue du fait que les États ont offert différents engagements pour les divers modes de prestation et catégories/sous-catégories de services, la plateforme collaborative, pour chaque service qu’elle offre, peut être soumise à différentes conditions d’accès. Celles-ci, multipliées par le nombre de catégories de services et l’insécurité liée à la programmation des différents degrés d’engagement sous l’empire du GATS, rendent l’accès au marché des plateformes collaboratives étrangères précaire. Dès lors, on comprend l’intérêt des plateformes collaboratives à être établies dans l’UE – et la compétition réglementaire qui s’ensuit, ainsi que la guerre fiscale entre l’Irlande (où AirBnB a son siège) et les Pays-Bas (où Uber a son siège) dont l’objectif est d’attraire de telles plateformes.

La semaine prochaine: la protection des consommateurs et la qualification des « professionnels »

Revoir mon post introductif « Introdution: notions essentielles sur l’économie collaborative » ainsi que mon post de la semaine dernière « Qui fait quoi dans l’économie collaborative ? Qualification des relations juridiques dans les marchés bifaces ».

Vassilis Hatzopoulos, est professeur de droit et politiques de l’UE à l’Université Panteion d’Athènes, Professeur visiteur au Collège d’Europe, Bruges et Professeur visiteur honoraire à l’Université de Nottingham, Avocat au Barreau d’Athènes. Grand spécialiste de droit européen, il est notamment l’auteur du premier ouvrage de référence sur l’économie collaborative, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart, 2018.

 

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