La souveraineté divisera-t-elle l’Europe ? par Frédérique Berrod

La souveraineté européenne est un concept à la mode, qui prétend fondre dans une même expression la souveraineté brandie par ceux qui veulent redonner le pouvoir au peuple et l’Union européenne à la recherche d’une légitimité perdue. Employée par le Président Macron dans son discours de la Sorbonne, une Europe souveraine devrait aider à la refonder pour la rendre plus efficace et plus réactive aux crises. Au moment où il lance cette expression, le Président Macron rappelle solennellement dans un discours devant la Cour européenne des droits de l’Homme, que l’appartenance à la CEDH, et plus globalement au Conseil de l’Europe, ne remet pas en cause la souveraineté juridique nationale. C’est sous l’angle des conséquences de la consécration d’une souveraineté européenne sur le Conseil de l’Europe que nous allons consacrer ces quelques mots.

La souveraineté européenne comme capacité à exister

On a beaucoup écrit sur la crise de l’Europe, voire même la polycrise qu’elle traverse. Ce qu’il importe de rappeler c’est que la crise de l’Europe se traduit par la construction de discours alternatifs, qui se concentrent sur la remise en cause de ses valeurs, de son utilité et de ses techniques, au premier desquelles l’ouverture des frontières nationales. En ce sens, la crise d’Europe met en danger sa pérennité. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont tout intérêt à l’affronter ensemble, pour défendre un modèle de société résiliente au protectionnisme et au populisme.

Le dixième anniversaire du Mémorandum d’accord entre les deux organisations européennes pave la voie de cette coopération et montre combien leur complémentarité s’est renforcée dans les habitudes de travail en commun comme dans les influences normatives réciproques. L’Europe est un espace de dialogue interétatique permanent soit de nature intergouvernementale, soit dans le sens de l’intégration. Le Conseil de l’Europe est fondé sur le respect des souverainetés nationales, qui ne sont pas mises en défaut du fait de la nécessité permanente de consentir pour être lié, à toutes les étapes du processus de décision. L’Union européenne a ignoré largement cette souveraineté, pour construire un système supranational, caractérisé par un pouvoir de décision qui n’autorise plus l’Etat à tamiser ses obligations européennes au travers du verrou juridique de la ratification.

Cette opposition doctrinale n’est plus de mise dans le contexte actuel. Il faudrait opter pour un système de partage des champs d’intervention, largement dessiné aujourd’hui : au Conseil de l’Europe la protection de la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’Homme et à l’UE, en fonction de l’état de ses compétences, la construction de politiques publiques. Il s’agit d’un nouvel enjeu de subsidiarité qui joue entre les deux organisations : aux Etats de déterminer ce qu’ils veulent négocier et comment. Il y a bien en ce sens un strict respect des souverainetés juridiques nationales.

La souveraineté comme espace prioritaire de décision

S’il est une autre réalité, c’est que le concept de souveraineté en tant qu’équivalence de nature juridique entre un territoire national et un espace exclusif d’exercice du pouvoir politique est dépassé. La souveraineté demeure mais le territoire national accueille l’application de normes juridiques nationales et venues d’ailleurs, ne serait-ce que par application du principe de reconnaissance mutuelle. La souveraineté n’est pas partagée comme un gros gâteau. Elle n’est plus exclusive d’un seul pouvoir politique. Elle ne serait alors plus l’expression d’un principe reliant territoire-peuple-pouvoir politique mais d’un principe de priorité d’action publique. La souveraineté serait alors l’expression d’espaces de pouvoirs superposés, totalement ou partiellement. Tout l’enjeu d’une gouvernance efficace est alors d’éviter les doublons, entre les Etats et l’UE et entre elle et le Conseil de l’Europe.

L’UE souveraine, si l’on retient les 6 clés de la souveraineté européenne proposées par le président français, délimite des domaines d’action prioritairement européens. Le choix reflète les actions politiques que les européens souhaitent voir exercer en commun, pour le bien-être général. Les 6 clés de la souveraineté européenne seraient alors le produit d’une appartenance commune qui autorise de dépasser l’étage étatique, pour concevoir des politiques plus efficaces et plus perceptibles pour tous les citoyens. La souveraineté est alors conçue comme champ de légitimité prioritaire d’intervention politique.

Une telle évolution ne se conçoit pas en opposition, voire en concurrence avec le Conseil de l’Europe. Celui-ci a aussi des espaces de souveraineté européenne, pour promouvoir ses trois priorités politiques. Il peut ainsi défendre les fondements sociétaux de l’Europe contre les coups de boutoirs du populisme ou du modèle politique des fondamentalistes islamiques.

Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne seraient alors des espaces de souveraineté par le dépassement des Etats dans les domaines où le commun doit prévaloir. L’Etat ne se voit pas dépossédé de droits souverains mais il reconnaît qu’il ne doit pas être le seul « exégète de ses valeurs, à l’intérieur de ses frontières », pour que les systèmes juridiques restent ouverts et en constante interaction normative. Le juriste aime intervenir encore pour renforcer la cohérence entre ces systèmes de droit interconnectés. La tendance du Conseil de l’Europe à promouvoir l’adhésion de l’UE à son acquis conventionnel, y compris la CEDH, en est un exemple. Est-ce pour autant la meilleure solution ? Certains plaident au Conseil de l’Europe pour un 4ème sommet européen pour promouvoir l’adhésion de l’UE au Statut du Conseil de l’Europe. La souveraineté peut alors jouer son rôle plus traditionnel de protection des identités : adhérer signifie sur le plan juridique subordonner un système de droit à l’autre. Or rien ne dit que l’UE doit être emboîtée dans le Conseil de l’Europe pour que l’Europe soit sauvée. Bien au contraire, la souveraineté européenne de l’UE doit lui permettre de maintenir sa cohésion interne, comme celle du Conseil de l’Europe. Ces zones de souveraineté permettent des intégrations différenciées des Etats. Elles devraient être maintenues, en constante communication mais sans logique de primauté. L’adhésion suppose un autre rapport. La Cour de justice ne s’y est pas trompée dans son avis 2/13. Le fondement juridique de sa conclusion est peut-être tout autre : elle a valorisé l’autonomie du système juridique de l’Union alors que c’est au fond la souveraineté multi-zones qui rend inconcevable l’adhésion de l’UE à la CEDH, alors même que le traité de Lisbonne en fait une obligation juridique. Serait-elle une réalité juridique caduque pour mieux permettre à l’Europe de résister comme option politique dans le monde de demain ?

Frédérique BERROD, professeure à Science Po Strasbourg, Université de Strasbourg, CEIE EA 7307, FR 3241

Re (lire) les contributions antérieures:

Le potentiel et les dangers du concept de « souveraineté européenne », Emanuel Castellarin

Un triptyque pour l’Europe : La vision présidentielle française de l’Union européenne, P.Y. Monjal

Tribune de lancement: Quelle refondation du paradigme de mise en commun des souverainetés dans l’UE ?, Panayotis Soldatos

Suite de notre rubrique Anniversaires sur la souveraineté européenne mardi 27 mars.

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