La consécration du numérique comme clé de la souveraineté européenne dans le discours de la Sorbonne traduit en réalité l’affirmation peu novatrice de la nécessité d’une ambition numérique européenne. Face à l’incapacité des États européens à réguler seuls le numérique, l’Union européenne est présentée comme un échelon pertinent pour fixer un cadre. La vision politique de cette « souveraineté européenne» reste néanmoins essentiellement technologique et économique. Cela interroge la capacité du volontarisme français à convaincre les autres États membres de l’UE d’adopter une stratégie numérique globale.
La souveraineté numérique : un concept politique illustrant l’absence d’autonomie des États européens
La souveraineté européenne numérique constitue à plus d’un titre un oxymore juridique. L’Europe n’est pas titulaire réelle d’une souveraineté comme il a déjà été dit par d’autres contributeurs, et encore moins sur le numérique qui par essence repose sur une architecture distribuée à l’échelle mondiale. Ce concept fait écho à celui de souveraineté numérique, rendu populaire en France par Pierre Bellanger et aux réflexions plus anciennes de Bernard Benhamou sur la souveraineté et les réseaux numériques. Il s’agit d’éviter que l’Europe ne devienne une « colonie du monde numérique » comme le rappelait la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Ce concept plus politique que juridique est alors ambivalent comme l’a encore illustrée la récente affaire Cambridge Analytica.
Tantôt il s’agit d’affirmer que le numérique est désormais le réel titulaire de la souveraineté au-delà de la Nation voire des peuples. Le cadre de référence de la souveraineté ne serait plus les États, mais certaines entreprises du numérique les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), voire les NATU (Netflix, Amazon, Tesla, Uber). La souveraineté numérique s’appuie sur les propos de John Perry Barlow dans la déclaration d’indépendance de l’Internet de 1996. « Gouvernements du monde industriel… vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous réunissons ». Elle est l’illustration de ce que Pierre Trudel appelle une souveraineté en réseaux, et plus globalement du passage d’une approche hiérarchique à conception en réseau de l’organisation des pouvoirs, comme l’ont analysé F. Ost et M. Van der Kerchove.
Tantôt il s’agit d’affirmer la souveraineté américaine par le numérique. Sont alors souvent invoqués à l’appui de cette thèse, l’argument de la maîtrise de la gouvernance de l’Internet (ICANN) par le gouvernement américain et la situation de dominance des entreprises américaines dans le numérique. Cette souveraineté numérique serait l’ultime manifestation de l’hyperpuissance américaine dans un monde globalisé. Elle serait la résultante d’une avance technologique américaine remontant à ARPANET durant la guerre froide. Elle témoigne d’une domination idéologique à portée de clic susceptible de remettre en cause nos identités européennes comme l’illustrent les affaires américaines Yahoo, et plus récemment Microsoft v. USA. Ce concept renvoie ainsi à l’expression populaire « Code is Law … and Architecture is Politics» de Laurence Lessig. La notion de souveraineté numérique marque à la fois la perte d’autonomie des États européens et la nécessité existentielle pour eux de maitriser leur devenir technologique. Elle rappelle les échecs français passés, tels que :
- le succès relatif plan Calcul dont la vocation était dès 1966 de contrer le monopole américain sur le marché de l’informatique,
- l’incapacité du Minitel à s’imposer comme modèle à l’échelle planétaire,
- le gâchis des cloud publics souverains devant permettre aux administrations de stocker en toute sécurité leurs données.
L’affirmation peu novatrice de la nécessité d’une ambition numérique européenne
Cette ambition s’articule autour de deux pôles : une politique industrielle forte et un cadre normatif permettant la régulation du continent numérique. La création d’une agence européenne pour l’innovation de rupture constitue le principal outil imaginé pour remédier à l’absence actuelle de champions européens dans le numérique. Il s’agit de s’inspirer de l’agence américaine DARPA pour créer un cadre propice à l’élaboration d’une politique industrielle européenne. Actuellement, il existe déjà un projet pilote de Conseil européen de l’innovation qui rassemble quatre instruments du programme-cadre Horizon 2020 et disposera d’un budget de 2,7 milliards € pour trois ans. Le discours reste vague sur la valeur ajoutée de la création d’une Agence, sa gouvernance, ses moyens, ses missions. Seule sa vocation à financer des recherches dans des domaines nouveaux, tels l’intelligence artificielle est affichée. L’utilisation d’une telle agence pourrait faciliter l’émergence d’une industrie européenne de la cybersécurité, favoriser des systèmes d’échanges performants et sûrs pour l’administration en ligne, les villes intelligentes, et les voitures autonomes . Il pourrait s’agir soit d’une véritable agence de l’Union européenne voire de la zone euro ou d’un nouveau projet intergouvernemental structuré autour d’un noyau franco-allemand. Chacune de ces options traduit des ambitions différentes dont les potentielles difficultés de mise en œuvre ont déjà été listées. Elles sont principalement liées à l’articulation des compétences des États membres et de l’Union dans ces domaines sensibles. Elles rappellent une réalité actuelle : l’Union européenne n’a en principe qu’une compétence d’appui en matière de politique industrielle, selon l’art. 6 TFUE.
Le discours met ensuite l’accent sur différentes propositions en gestation telles que, la mise en place d’une taxation des entreprises du numérique qui échappent en grande partie à l’impôt sur les sociétés, la réforme du droit d’auteur devant permettre une juste rémunération des auteurs face aux hébergeurs/profiteurs (cf. prochains posts). Dans les deux cas, l’Union européenne est appelée à créer une juste régulation du numérique entre d’une part, la libre de circulation, exploitation des données et d’autre part, la solidarité entre les États membres et la protection des individus. L’Union fait alors la force pour imposer la responsabilisation des acteurs notamment américains qui ne peuvent profiter sans contreparties des avantages du marché unique numérique. C’est aussi une des valeur ajoutée affichée de l’actuelle réforme européenne de la protection des données.
Des oublis révélateurs d’une vision plus économique que sociale
Le discours de la Sorbonne n’aborde pas la dimension sociétale de la transformation du numérique pourtant évoquée récemment dans le rapport du Conseil d’Etat et le rapport Villani sur l’intelligence artificielle. Rien n’est évoqué sur l’utilisation du numérique pour le développement d’une e-démocratie européenne ou sur la nécessité d’aborder à l’échelle européenne les questions d’éthique. Ces sujets sont pourtant cruciaux pour permettre de développer de nouvelles capacités individuelles et d’accompagner pleinement, le développement du numérique. Le président Macron a néanmoins ouvert ce chantier à l’échelle nationale dans son récent discours sur l’intelligence artificielle. Ces sujets devraient aussi faire l’objet de réflexions dans les futures consultations citoyennes dont les ambitions n’ont pas été encore véritablement clarifiées malgré leur récente présentation par le gouvernement. Mais les propositions faites à l’échelle nationale trouveront t-elles un écho auprès des États européens?
Olivia Tambou, Maître de Conférences HDR, Université Paris-Dauphine, PSL Research University, éditrice de blogdroiteuropeen
Quelques suggestions bibliographiques pour aller plus loin:
- La souveraineté numérique, le concept les enjeux sous la Direction de Pauline Türk et Christian Vallar, Mare et Martin 2018
- Droit et souveraineté numérique en Europe, sous la direction d’Anne-Marie Blandin-Obernesser, Bruylant 2016
- Pierre Belanger, Souveraineté numérique, Stock 2014
- Olivier Iteanu, Quand le digital défie l’Etat de droit, Eyrolles 2016
- Paul-Jasper Dittrich, Philipp Ständer, Une agence pour l’innovation de rupture. Quelle forme, quelle mission, Jacques Delors Institut, 10 janvier 2018
- François Ost et V. Van der Kerchove, De la pyramide au réseau, pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.
- Etude annuelle 2017 du Conseil d’Etat : Puissance publique et plateformes numériques pour accompagner l’« ubérisation », La documentation française.
- Rapport Villani, Donner du sens à l’intelligence artificielle, pour une stratégie nationale et européenne, mars 2018.
Ne manquez pas demain le post de Damien Falco sur taxation des GAFA : entre volontarisme politique et réalisme juridique
Re(voir) les autres posts de notre Rubrique Anniversaires sur la souveraineté européenne