LES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS
Des substances chimiques nocives et très répandues
Les perturbateurs endocriniens (ci-après « PE ») sont des substances chimiques qui altèrent les fonctions du système endocrinien et, de ce fait, induisent des effets nocifs sur la santé d’un organisme. Un certain nombre d’affections de la santé humaine sont, aujourd’hui, suspectées d’être la conséquence d’une exposition aux PE : survenance de cancers hormono-dépendants, diabète, obésité, autisme, baisse de la qualité du sperme, augmentation de la fréquence d’anomalies du développement des organes ou de la fonction de reproduction, abaissement de l’âge de la puberté, etc.
Bien que les effets potentiellement nocifs des PE soient importants, ceux-ci sont largement présents sur le marché ; ils se retrouvent dans un large spectre de produits de consommation courant allant des cosmétiques à l’alimentation en passant par les plastiques, les dispositifs médicaux, les peintures, les jouets, les vêtements et les produits ménagers.
Peu règlementés en droit de l’Union
En droit de l’Union européenne, il n’existe pas une réglementation unique et transversale qui discipline les PE, indépendamment de la typologie de produit dans lequel ils sont incorporés. A ce jour, seuls les règlements sur les produits phytosanitaires (Règlement n° 1107/2009) et les produits biocides (Règlement n° 528/2012) les disciplinent. Ces règlements prévoient que, sauf dérogations, les substances actives (composantes des produits phytosanitaires et biocides) ne sont pas autorisées à la mise sur le marché européen si elles constituent des PE. Sont ainsi interdits à la mise sur le marché les PE contenus dans les herbicides, les fongicides, les insecticides (en tant que produits phytosanitaires) et les PE inclus dans les désinfectants, les produits pour l’hygiène et les produits de protection du bois (en tant que biocides). Sont, en revanche, autorisés tous les autres PE et, notamment, ceux présents dans les cosmétiques, les vêtements et les produits alimentaires.
Difficiles à définir
Bien qu’ils posent le principe d’exclusion à leur mise sur le marché, les règlements n° 1107/2009 et n° 528/2012 ne définissent pas ce qu’il faut entendre par PE. Au lieu de les définir, les deux règlements prévoient l’obligation pour la Commission européenne de présenter, au plus tard le 14 décembre 2013, les critères scientifiques permettant de les identifier (Annex II 3.6.5 du règlement 1107/2009 et Article 5.3 du règlement n°528/2012). Or, cette date butoir n’a pas été respectée. A cet égard, on relève qu’une grande partie du retard a été dû à la décision de la Commission de réaliser une analyse d’impact ayant pour objet l’évaluation des impacts économiques, sociaux et environnementaux des différents critères scientifiques pouvant être utilisés pour la définition des PE.
Pendant plus de deux ans (de févier 2014 à juin 2016) aucun critère n’a été présenté. C’est seulement après la conclusion de l’analyse d’impact que la Commission a ré-ouvert la table de discussions autour de la définition des PE. Les nouvelles définitions sont finalement entrées en vigueur le 7 juin 2018 pour les biocides (règlement n° 2017/2100) et le 20 octobre 2018 pour les produits phytosanitaires (règlement n° 2018/605). A partir de ces dates, ne sont plus autorisées sur le marché européen les substances actives composantes des produits phytosanitaires et biocides qui constituent des PE, tels que définis par la Commission.
LE PRINCIPE DE PRECAUTION
Un principe clé
Le principe de précaution est le pilier autour duquel ont été bâtis les règlements concernant les produits phytosanitaires et biocides. Il est, en effet, expressément prévu que ces règlements sont « fondés » sur le principe de précaution (article 1 § 4 du règlement n°1107/2009 et article 1 § 1 du règlement n° 528/2012). Ce principe devrait, s’appliquer pour tout acte ou décision mettant en œuvre les deux règlements. Cela signifie qu’il aurait dû être pris en compte lors de la formulation des critères de définition des PE. Or, la décision de réaliser une d’analyse d’impact des critères de définition des PE n’apparaît pas compatible avec le principe de précaution qui, de plus, a été négligé par la Commission lors de la rédaction des règlements portant définition des PE (règlement n° 2017/2100 et règlement n° 2108/605).
Un principe incompatible avec l’analyse d’impact
L’analyse d’impact est un outil d’évaluation ex ante des initiatives normatives. Avant qu’une politique publique soit proposée par la Commission, ses impacts potentiels (économiques, environnementaux et sociaux) sont quantifiés et évalués. La réalisation d’une analyse d’impact n’est pas juridiquement obligatoire, mais relève d’une décision politique de la part de la Commission. Deux raisons font douter de la compatibilité d’une telle analyse avec le principe de précaution.
Premièrement, l’analyse d’impact vise à quantifier en termes matériels et, si possible, monétaires les impacts potentiels découlant de l’adoption d’une certaine mesure. Ce focus objectif semble mal se concilier avec le contexte d’application du principe de précaution. D’un côté, par définition, une mesure de précaution est adoptée dans un contexte d’incertitude scientifique dans lequel il est impossible de prévoir avec certitude les effets de la mesure envisagée. De l’autre, même à supposer que les impacts de la mesure de précaution soient prévisibles, il paraît difficile de les quantifier. Les impacts environnementaux et sociaux (qui constituent les effets principaux d’une mesure de précaution) ne se prêtent pas facilement à un calcul mathématique. Il s’agirait en effet d’attribuer un coût à des éléments tels que, la biodiversité et la vie humaine et animale, qui ne peuvent pas être appréhendés de manière quantitative.
Deuxièmement, le temps nécessaire pour mettre en œuvre l’analyse d’impact est inconciliable avec l’exigence de célérité qui est propre au principe de précaution. Pour prévenir la réalisation d’un risque affectant l’environnement et la santé publique, la rapidité de la réponse des autorités est essentielle. Or, le temps écoulé entre l’adoption des règlements n° 1107/2009 et n°528/2012 attribuant à la Commission le devoir de définir les PE et la date d’adoption des règlements les définissant (règlement n° 2017/2100 et règlement n° 2108/605) ne répond pas au timing serré imposé par le principe de précaution afin d’assurer une protection effective de l’environnement et de la santé publique.
Un principe négligé dans la définition des perturbateurs endocriniens
Outre qu’incompatible avec la procédure d’analyse d’impact, le principe de précaution a aussi été négligé par la Commission lors de l’adoption des règlements n° 2017/2100 et n° 2108/605 portant définition des PE. Aux termes de ces règlements, une substance active est considérée comme ayant des propriétés perturbant le système endocrinien si trois conditions sont remplies : 1) la substance active présente un effet indésirable chez l’homme ; 2) elle a un mode d’action endocrinien, c’est-à-dire qu’elle altère la ou les fonctions du système endocrinien ; 3) l’effet indésirable est une conséquence du mode d’action endocrinien. L’évaluation de ces éléments est faite sur la base de données scientifiques disponibles.
Au-delà des doutes soulevés par la communauté scientifique quant à la possibilité de prouver l’existence d’un lien entre exposition aux PE et survenance d’un effet néfaste, il est frappant de noter, d’un point de vue juridique, l’absence de toute référence au principe de précaution. Dans l’absence de recours à ce principe, les hypothèses dans lesquelles les données scientifiques ne permettent pas de conclure avec certitude à l’existence d’un effet néfaste de perturbation endocrinienne ne sont pas réglementées. Or, avec les PE une telle circonstance devrait pourtant être la règle. Une perturbation endocrinienne peut, en effet, résulter d’une faible exposition aux PE (qui est partant difficile à détecter) et ses effets peuvent se produire seulement dans le long terme ou suite au mélange avec d’autres substances chimiques, ce qui rend difficile l’établissement d’un lien de cause à effet entre l’exposition aux PE et la survenance d’un effet néfaste.
ENTRE DROIT, SCIENCE ET POLITIQUE
L’entrée en vigueur des critères de définition des PE marque un tournant important dans l’histoire de la protection de l’environnement et de la santé publique contre des substances chimiques nuisibles. L’Union européenne est la première, sur le plan international, à se doter d’un cadre règlementaire permettant l’identification et l’exclusion du marché des PE. Or, si des progrès ont été réalisés, beaucoup plus aurait pu être fait si les décideurs avaient dûment mis en œuvre le principe de précaution. D’un côté, la décision de réaliser une analyse d’impact des critères de définition des PE, substantiellement incompatible avec le principe de précaution, n’a pas permis de quantifier, de manière claire, les impacts économiques, sociaux et environnementaux découlant de l’adoption d’une définition des PE ; son effet plus tangible ayant été le ralentissement du processus de prise de décision. De l’autre côté, les critères de définition des PE, qui requièrent la preuve d’un lien de causalité entre exposition aux PE et survenance d’un effet néfaste, semblent négliger les caractéristiques intrinsèques des PE et l’essence du principe de précaution : l’existence d’une incertitude scientifique quant à la possibilité d’identifier une causalité entre l’existence et à la portée d’un risque (l’exposition aux PE) et la survenance d’un effet néfaste pour l’environnement et la santé publique (le développement d’une maladie hormono-dépendant).
Première pièce d’une réglementation juridique à construire, la définition des PE ne doit pas restée isolée aux seuls produits phytosanitaires et biocides, mais elle doit être étendue à d’autres domaines sensibles et, notamment, aux aliments et aux cosmétiques. Selon une étude réalisée par l’ONG Générations futures, près des deux tiers des résidus de substances chimiques détectés dans l’alimentation européenne sont le fait de molécules suspectées d’être des PE. De même, l’association des consommateurs Que choisir fait savoir qu’une grande partie de cosmétiques vendus sur le marché européen contient des PE. Une réponse de la part des décideurs politiques est attendue, il ne reste qu’à espérer qu’elle saura, cette fois-ci, prendre en compte le principe de précaution.
Alessandra Donati,Research fellow at the Max Planck Institute in Luxembourg, Avvocato all’Ordine di Milano, Avocate au Barreau de Paris et Doctorante à l’Université Paris 1 Sorbonne. Son sujet de thèse est « Le principe de précaution en droit de l’Union européenne ».
Re(lire) les autres posts d’Alessandra ici
Intéressant ce papier d’Alex.
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