L’audience de la CJUE dans l’affaire C-192/18 Commission c. Pologne sur l’indépendance des juridictions de droit commun – par Edoardo Stoppioni

Le 8 avril 2019 a eu lieu l’audience de plaidoiries dans l’affaire C-192/18, procédure en manquement introduite par la Commission à l’encontre de la Pologne pour contester l’article 13 de la loi du 12 juillet 2017 portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun. Aux dires de la Commission, en abaissant l’âge de retraite applicable aux juges des juridictions ordinaires, tout en conférant au Ministre de la justice la faculté de prolonger la durée du mandat des juges de manière discrétionnaire, la mesure entraînerait plusieurs violations du droit de l’Union. D’une part, elle constituerait une discrimination injustifiée basée sur le sexe prévoyant un âge de retraite différent pour les femmes et les hommes occupant des fonctions de juges de droit commun, de juges de la Cour suprême et de procureurs, en contravention de ce qui est prévu à l’article 157 TFUE et de la directive 2006/54/CE. D’autre part, elle constituerait une entorse des dispositions combinées de l’article 19 TUE et de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Les faits à l’origine de l’affaire sont assez complexes. En Pologne, l’âge de départ à la retraite des juges ordinaires était fixé à 65 ans, avec possibilité de prolongation jusqu’à 70 ans. Cette prolongation se faisait traditionnellement de manière automatique par simple dépôt d’une demande avec certificat médical auprès du Conseil national de la magistrature. En 2013, le législateur a modifié l’âge de départ à la retraite à 67 ans en aménageant une mise en œuvre progressive de ce nouveau régime. Ce régime a néanmoins été modifié en 2017, par la mesure contestée, qui différenciait entre l’âge de départ à la retraite pour les hommes et les femmes (respectivement 65 et 60 ans). Les magistrats peuvent, cet âge atteint, continuer à exercer mais la décision revient désormais de manière discrétionnaire au ministre de la justice, qui décide selon la nécessité du service. En se prévalant du régime transitoire antérieur à 2017, les femmes pouvaient automatiquement obtenir une autorisation jusqu’à 65 ans. Pour un renouvellement jusqu’à 70 ans, le choix du ministre s’imposait.

L’audience s’est concentrée, à la demande de la Cour, sur le deuxième moyen, tiré de la violation de l’article 19 TUE.

La thèse de la Commission : la violation du fondement même de l’ordre juridique de l’Union

Le cœur de la position de la Commission est résumé par l’idée selon laquelle l’obligation de garantir une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, découlant de l’article 19 TUE, est au « fondement même de l’ordre juridique de l’Union ». Dans ce domaine s’inscrivent les garanties de l’article 47 de la Charte.

C’est en raison de cette philosophie générale que la Commission distingue cette affaire de celles portant sur l’inégalité de traitement pour discriminations pouvant être justifiées par des finalités objectives et rationnelles poursuivies par le législateur. Tel était notamment le cas de l’affaire C-286/12 Commission c. Hongrie, ayant mené au constat selon lequel l’abaissement radical de l’âge de la retraite des juges hongrois constitue une discrimination fondée sur l’âge non justifiée.

Eu égard à l’importance du principe d’indépendance des magistrats du siège, élément inhérent à la fonction de juger, la procédure de manquement est importante, quand bien même la loi contestée aurait entretemps été modifiée par la Pologne. Qui plus est, selon la Commission, les modifications apportées n’auraient pas résolu tous les problèmes de droit soulevés par cette affaire. C’est également pour cette raison que les arguments de la Pologne, consistant à avancer que les juges devant partir à la retraite gardent tout de même leur statut et leurs émoluments, seraient inopérants.

Le cœur du recours en manquement ici n’est pas tant l’abaissement de l’âge de la retraite (élément contextuel) mais l’intervention du ministre de la justice dans le statut des juges, qui relève d’une forme particulièrement intense de  pouvoir discrétionnaire. En effet, la décision du ministre de la justice – conformément à la loi de 2017 – n’est pas motivée, n’est pas susceptible de recours et n’est pas encadrée dans des délais de prise de décision. La Commission s’appuie notamment sur un avis Commission de Venise de 2017 qui avait déjà mis en garde par rapport aux risques que comportait le projet de loi.

La Commission explique qu’au cœur du manquement se trouve le fait que le « risque de perte de confiance dans le système judiciaire polonais est non pas fictif ou hypothétique, mais bien réel », comme la Cour a déjà pu le constater au point 77 de l’affaire C-619/18 Commission c. Pologne (portant sur la loi sur la Cour suprême).

La thèse de la République de Pologne : une intrusion injustifiée dans l’autonomie procédurale de l’État

À titre principal, la République de Pologne demande le retrait et annulation immédiats du recours, qui n’a désormais qu’une valeur historique. Le recours serait devenu sans objet car toutes les dispositions litigieuses ont été modifiées par la loi modificatrice, entrée en vigueur le 23 mai 2018, ayant introduit un âge égal pour les hommes et les femmes et ayant attribué à nouveau la compétence pour le choix en matière de prolongation au Conseil national de la magistrature.

À titre subsidiaire, la République de Pologne conteste les allégations de la Commission portant sur la violation de l’article 19 TUE. Il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire du ministre au sens de la loi contestée : celui-ci décide sur le fondement de deux critères objectifs (charge de travail et utilisation rationnelle du personnel) qui inspire l’ensemble du fonctionnement du système judiciaire polonais. L’idée sous-jacente est la protection de l’intérêt supérieur de la justice, la ratio decidendi étant celle de redistribuer la charge de travail, dès lors que la demande d’extension du mandat actif est renouvelée selon une analyse statistique de la quantité d’affaires dont le juge était saisi, son poste vacant pouvant être transféré dans une juridiction plus chargée en affaires.

Les moyens de la Commission seraient une ingérence excessive dans le fonctionnement du système de justice polonais, ingérence que les articles 19 TUE et 47 de la Charte ne justifient pas. Le raisonnement de la Commission partirait de l’hypothèse d’une pression exercée sur les magistrats de se conformer aux positions du ministre de la justice pour être confirmés, ce qui est considéré comme presque offensif. Il ne s’agit pas d’un problème de révocation, les juges sont inamovibles d’après la constitution et ils gardent leur statut et des émoluments élevés.

Dans un crescendo, la Pologne souligne que la position de la Commission porterait à l’absurde de devoir valider eo ipso toutes les demandes des magistrats. De plus, pour la Pologne, le système en place pour la carrière des juges de la CJUE est tout à fait similaire. Or, personne ne critique l’indépendance des juges de la CJUE alors que le court mandat dont ils disposent est un levier encore plus important pour les États membres.

La position de la Commission irait à l’encontre des intérêts du droit européen. L’article 19 TUE prévoit un droit à la protection juridictionnelle effective, ce qui n’est assuré que si la justice est rendue dans un délai raisonnable, tel étant justement le but de la réforme. Le recours de la Commission met à mal la protection juridictionnelle par une ingérence excessive dans l’autonomie procédurale de l’État et, qui plus est, ne procédant pas d’une analyse complète du système juridictionnel polonais.

Une question récurrente de la part des juges (que ce soit la juge rapporteuse Prechal ou le président Lenaerts) porte sur l’absence de motivation des décisions litigieuses du ministre. Si la raison est la nécessité du service, pourquoi ne pas les motiver ? Pourquoi ne pas éviter tout soupçon d’arbitraire par la transparence ?  La Pologne rétorque qu’il s’agissait simplement de mesures d’ordre intérieur non susceptibles d’être motivées, par une réponse assez tautologique.

La question finale du président Lenaerts met le doigt sur le point d’équilibre fondamental qui est à rechercher dans cette affaire. Le président demande en effet à la Commission et à la Pologne de se prononcer sur la question sous-jacente à cette procédure en manquement : comment trouver un équilibre entre le respect des valeurs fondamentales de l’Union (articles 2 et 19 TUE) et le respect des principes de compétences d’attribution et d’autonomie procédurale des États membres ? Pour la Commission, dès lors que les juridictions polonaises sont les juridictions de droit commun du droit de l’Union, l’article 19 est un standard minimum qui s’impose à elles de manière claire. L’arrêt de la Cour devra demander à la Pologne de prendre des mesures précises pour remédier à une telle violation.

L’Avocat général Tanchev va rendre ses conclusions le 20 juin sur cette affaire.

 

 

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