L’audience de la CJUE dans les affaires initiées par la Commission contre Pologne, Hongrie et République Tchèque portant sur les quotas de réfugiés: entre solidarité et sécurité – par Edoardo Stoppioni

Le 15 mai 2019, la troisième chambre de la CJUE a entendu les plaidoiries des parties dans les affaires C-715/17, C-718/17 et C-719/17, trois recours en manquement introduits par la Commission à l’égard de Pologne, Hongrie et République Tchèque concernant le mécanisme temporaire de relocalisation des demandeurs de protection internationale. Ces affaires demandent à la Cour de se prononcer sur la mise en balance entre les obligations de solidarité des États membres en matière de droit des réfugiés et les exigences de protection de la sécurité intérieure, balancement qui est de grande actualité puisque la Cour a rendu le 14 mai un arrêt remarqué ayant considéré que les dispositions de la directive sur les réfugiés relatives à la révocation et au refus de l’octroi du statut de réfugié pour des motifs liés à la protection de la sécurité ou de la société de l’État membre d’accueil sont valides.

La Commission a expliqué que, face à la « crise » migratoire, les conditions de l’article 78(3) TFUE sont remplies suite à l’afflux soudain d’un nombre très important de ressortissants d’États tiers. Dans ce contexte exigeant de faire preuve de solidarité avec l’Italie et la Grèce, des mesures complémentaires ont dû être adoptées. Ainsi, le Conseil a notamment pris en septembre 2015 la Décision (UE) 2015/1601, dont l’article 5(2) relatif à la procédure de relocalisation demande que « à intervalles réguliers, et au moins tous les trois mois, les États membres indiquent le nombre de demandeurs pouvant faire rapidement l’objet d’une relocalisation sur leur territoire et toute autre information utile ». La Slovaquie et la Hongrie avaient par ailleurs contesté la légalité de cette décision devant la Cour, qui a rejeté le recours en annulation dans les affaires jointes C-643/15 et C-647/15.

Les trois États membres ne contestent pas les circonstances factuelles, mais s’opposent à la recevabilité du recours en manquement et, à titre subsidiaire, à son bienfondé.

1. L’irrecevabilité du recours en manquement

Dans sa plaidoirie, le représentant de la Hongrie s’est concentré sur l’irrecevabilité du recours en manquement. Tout d’abord, la Commission n’aurait pas respecté les conditions de validité de la procédure précontentieuse, n’ayant pas respecté l’obligation de motivation et celle d’identification claire du litige. À ses dires, l’argument de la Commission tendant à mettre en avant l’urgence confirme la volonté de celle-ci d’enfreindre le principe de coopération loyale et qualifierait ses agissements d’abus de droit.

Aussi et surtout, la Commission viole l’égalité entre États membres en n’introduisant ce type de recours exclusivement à l’encontre de la Pologne, de la Hongrie et de la République Tchèque. La limitation à ces trois États fait preuve du fait que le recours est en réalité motivé pour les raisons politiques, la Commission souhaitant ériger les défendeurs en « boucs émissaires » d’une crise qui les dépasse largement. En effet, la décision de relocalisation visait environ 98 mille demandeurs se trouvant en Italien et en Grèce. Or, seulement 34 mille d’entre eux ont été relocalisé. La Hongrie soutient donc que, même si les trois États membres s’étaient acquittés de leurs quotas, ce résultat n’aurait toujours pas été atteint; néanmoins, aucun autre État n’a été mis en manquement par la Commission.

C’est précisément sur ce point que le juge Biltgen a demandé à la Commission dans quelle mesure ces États se trouvaient dans une situation non comparable avec les autres États n’ayant pas respecté leurs quotas de relocalisation ? La Commission répond que seuls ces trois États ont refusé depuis un an de respecter toutes les différentes obligations prévues par la décision. D’autres ont pris des engagements limités (pledges) mais les ont par la suite respectés.

Enfin, le recours en manquement doit être considéré caduc car le champ d’application temporel de la décision a expiré et l’obligation d’exécution de l’éventuel arrêt en manquement serait dépourvue de sens. Dans cette même logique, la République tchèque rappelle que la ratio du recours en manquement est de corriger les violations du droit de l’Union : c’est pourquoi la délimitation de l’étendue du manquement est fondamentale et l’affaire est irrecevable s’il n’y a plus lieu d’y remédier. Le lecteur intéressé par la jurisprudence de la Cour à ce sujet pourra notamment relire l’arrêt de 2012 dans l’affaire Hongrie c. Slovaquie.

 2. La nature de l’exception de sécurité nationale au cœur de l’audience

Le cœur de l’audience a porté sur la qualification et l’interprétation de l’article 72 TFUE (« Le présent titre ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure »). L’argument principal des trois défendeurs consiste à dire qu’il est vrai qu’ils n’ont pas appliqué la décision de relocalisation mais que cela était nécessaire pour le maintien de l’ordre et de la sécurité. Cela s’explique car il était impossible d’identifier la plupart des demandeurs, dépourvus de documents d’identité, alors qu’on sait que des groupes terroristes ont eu accès à des carnets vierges syriens. Ainsi, selon la Pologne, le principe d’étude individuelle de la demande de protection faisait obstacle à la mise en œuvre de la décision.

Les plaidoiries sur ce point donnent un sentiment de déjà vu, ou du moins de parallèle évident avec les invocations récentes de clauses de sécurité nationale devant d’autres juridictions internationales : que l’on pense à l’affaire opposant en ce moment l’Iran aux États-Unis devant la CIJ (Certains actifs iraniens, ayant réitéré la qualification de défense au fond et non pas d’exception préliminaire de ce genre d’exceptions, comme l’a clarifié Federica Paddeu) ou au récent rapport du groupe spécial présidé par Georges Abi-Saab dans l’affaire DS512 Russie – Trafic en transit, première analyse détaillée de l’article XXI du GATT. C’est dire que l’arrêt à venir de la CJUE pourrait contribuer vigoureusement aux débats des internationalistes.

L’application de l’article 72 TFUE, affirmant que le titre sur l’ELSJ ne porte pas atteinte à l’ordre public et à la sécurité intérieure, est au cœur de la plaidoirie du représentant de la Pologne. À ses dires, cet article prévoit une obligation de maintien de l’ordre public qui incombe exclusivement aux États membres. Celui-ci devrait être lu à la lumière de l’article 4 TUE, selon lequel la sécurité est de la responsabilité exclusive des États membres

La présidente Prechal demande des clarifications à ce sujet. En effet, la commission semble prendre la position inverse selon laquelle l’article 72 ne permet pas un recours unilatéral à l’idée de sécurité, déconnecté de tout contrôle de la part des institutions européennes. Pour la Commission, la jurisprudence de la Cour – notamment l’arrêt sur les fraises espagnoles de 1997 – montre que la Cour opère un contrôle quant à la responsabilité des membres de prendre des mesures suffisantes et appropriées pour le respect de l’ordre public et de la sécurité. C’est dire qu’un contrôle de la Cour est nécessaire. L’article 72 doit être vu comme un guide d’interprétation des actes de l’Union et de vérification de la légalité des comportements des États membres et non pas comme une clause potestative, dont la mise en œuvre dépendrait de la seule volonté du sujet détenant le pouvoir de l’activer (voy. C-461/05 Commission c. Danemark et l’affaire de principe Koushkaki). Ainsi, la Cour aura peut-être à nouveau l’occasion de se prononcer sur la différence – classique dans la jurisprudence portant sur le marché intérieur – entre titre de compétence et exercice de la compétence, ce dernier devant en tout état de cause respecter le droit de l’Union.

Selon la Hongrie, l’article 72 s’apparente à une véritable clause potestative restreignant fortement la connaissance juridictionnelle de la Cour. Le contrôle opéré par la Cour dans ce domaine serait très restreint et limité à vérifier que la mesure nationale rentre bien dans le cadre de l’ordre public ou de la sécurité intérieure, sans test de proportionnalité ou de nécessité. La juge Rossi pose une question à ce sujet. À la lecture de la version linguistique italienne, la sécurité intérieure au sens de l’article 72 et la sécurité nationale de l’article 4 seraient deux concepts profondément différents. Le premier (sicurezza interna, pubblica sicurezza) serait une émanation de la clause d’ordre public applicable dans le droit du marché intérieur qui, depuis l’abolition des piliers, s’étendrait également à l’ELSJ et donc demanderait un contrôle de proportionnalité. Le second (sicurezza nazionale) serait limité à des cas extrêmement graves de menace à l’existence même de l’État et à interpréter restrictivement.

L’Avocate générale Eleanor Sharpston questionne également la Hongrie sur l’étendue des pouvoirs de la Cour. Si on raisonne en termes de restriction de la compétence juridictionnelle de la Cour par analogie avec l’article 276 TFUE, comme semblait le faire la Hongrie, cet article est tout de même limité aux chapitres 4 et 5 du traité alors que l’article 72 fait partie du chapitre 1er. Il ne semblerait pas y avoir de fondement textuel pour alléguer ce type de restriction à la compétence de la Cour. Pour la Hongrie, si les versions française et anglaise du traité parlent de « responsabilité », la version allemande et hongroise parlent davantage de « compétence » (Zulässigkeit), ainsi l’article 72 lu conjointement avec l’article 4 prévoit une compétence exclusive laissée aux États membres. L’Avocate générale se questionne alors sur le fardeau de la preuve : si l’article 72 est « self-judging », faut-il prouver un lien « raisonnablement plausible » avec l’ordre public permettant de laisser inappliqué le droit de l’Union ? Autant de questions passionnantes et de grande actualité qui seront probablement traitées dans ses conclusions du 29 juillet prochain.

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