Dans cette troisième partie de l’interview, Mme Cassandra Fernandes nous aide à mieux comprendre le phénomène des manipulations des compétitions sportives et souligne l’importance de la prévention.
Question. Quelle est la spécificité de la lutte contre la manipulation des compétitions sportives ?
Réponse. La spécificité du domaine de la lutte contre la manipulation des compétitions sportives par rapport à la lutte contre le dopage ou contre la violence lors de manifestations sportives est que ce thème n’est devenu un thème prioritaire que depuis une dizaine d’années. Cela ne veut pas dire que ça n’existait pas avant, puisqu’il y a eu des cas lors d’anciennes éditions de jeux olympiques ou au début des années 1900 dans le baseball, aux Etats-Unis. Donc on sait bien que c’est un problème à dimension mondiale qui a toujours existé.
Mais ce que l’on ne faisait pas avant c’est de traiter vraiment le sujet. Cette Convention du Conseil de l’Europe sur la manipulation des compétitions sportives adoptée en 2014, est le premier texte juridiquement contraignant pour lutter contre ça. La spécificité qui ressort très rapidement est que c’est un domaine qui relève davantage du droit pénal. Cela est plus évident que dans le cas du dopage, par exemple, mais il est aussi plus difficile de savoir ce que recouvre cette notion.
Cela implique beaucoup de différents types d’acteurs, ce qui est aussi vrai pour la sécurité et la sûreté qui impliquent les forces de police et l’antidopage qui concerne aussi des ministères de santé. Mais la manipulation des compétitions sportives implique en tant que tel, non seulement la police judiciaire, les procureurs, les opérateurs et les régulateurs de paris, mais aussi plusieurs ministères : de justice, d’intérieur, du sport, les douanes… La complexité vient du fait qu’il y a un nombre élevé d’acteurs qui sont concernés, mais aussi de l’absence de législation. Donc, pour le moment, pour les personnes qui commettent des infractions, il y a peu de risques, parce que les sanctions sont très basses, la législation, si elle existe, n’est pas très forte, mais les gains sont très élevés. Ce qu’ils peuvent gagner à manipuler les matchs ou les compétitions est énorme par rapport aux risques encourus.
Q. Pourquoi le développement des paris sportifs est un facteur de risque de manipulation des compétitions sportives ?
R. Le développement des paris sportifs est un facteur de risque de manipulation des compétitions sportives pour plusieurs raisons. Une raison est l’échelle à laquelle les paris augmentent. On peut parier sur tout, sur un coup franc, sur un service en tennis, sur absolument tout. Les offres de paris sont très développés : avant match, pendant le match. Dès qu’il y a des opportunités, le risque d’en abuser est bien là.
L’autre facteur à prendre en compte est que lorsque l’on pense au pari comme un facteur de risque, on a tendance en ce moment à mélanger, à traiter ce facteur de risque comme l’objectif principal de la part des personnes qui souhaitent truquer des matchs. La plupart du temps, ce n’est pas le cas. La plupart du temps, les gens manipulent des compétitions sportives pour bien d’autres raisons, essentiellement pour gagner de l’argent et les paris sportifs sont une conséquence. Quand on essaie de lutter contre la manipulation, ce risque est peut-être traité de manière limitative, marginale. Parce qu’on le traite comme si c’était l’objectif principal et on a tendance à rater d’autres vraies intentions. Et donc la législation qui est mise en place parfois est limitative aussi.
Quand on parle de paris, surtout en Europe, il y a plusieurs législations, réglementations, régulations en place au niveau de l’UE, mais les Etats membres ont plus d’indépendance sur tout ce qui a trait au monde des paris, en général. Ce n’est pas aussi harmonisé que dans d’autres domaines. Les Etats décident de manière indépendante jusqu’à quel point ils souhaitent octroyer des licences. Donc dans beaucoup de pays il y a un système de licences en place. Et si on n’a pas de licence pour offrir un pari dans un Etat, on ne peut pas l’offrir. La libre circulation des services peut être davantage limitée.
Le Conseil de l’Europe dans sa Convention a plusieurs définitions. Celle-ci définit pour la première fois ce que c’est la manipulation des compétitions sportives, définition adoptée par le CIO, mais aussi sur ce que c’est le pari illégal, par exemple, les paris suspects.
Q. L’inégalité dans le sport n’est-elle pas une cause de manipulation des compétitions sportives ?
R. L’inégalité entre les compétiteurs peut très bien être une cause pour être attiré vers la manipulation d’une compétition. De ce que j’ai vu dans plusieurs pays, c’est que souvent ils traitent ça comme un facteur de risque, une vulnérabilité. Si on prend le foot, on peut avoir dans une compétition nationale, par exemple la Coupe de France, une équipe de 3ème division qui joue contre une équipe de première division. Donc il y a une grosse inégalité. Et oui, il est très facile pour quelqu’un d’aborder un joueur et de dire « allez, vous allez perdre de toute façon, donc pourquoi pas me faire rentrer trois buts ». Il faut juste trois joueurs sur le terrain : le gardien et peut-être deux défenseurs pour obtenir ce résultat.
On peut traiter cela par la prévention, l’éducation et c’est ce que l’on essaie de faire en s’appuyant sur la Convention de Macolin qui a un article précis pour donner une obligation positive aux autorités publiques de soutenir leurs organisations sportives, mais pas uniquement, également des loteries, la police, pour mettre en place des programmes d’éducation pour les athlètes et les staffs sur et en dehors des terrains de jeu qui sont aussi à risque.
Q. Y a-t-il un lien entre la visibilité des compétitions sportives et leur manipulation éventuelle ?
R. Il y a un lien entre la visibilité des compétitions sportives et leur manipulation, mais il n’est peut-être pas aussi évident qu’on le croit. On peut penser que si une compétition est moins visible, on peut faire plus pour manipuler autour, parce qu’elle est moins susceptible d’être perçue ou suivie par des instances de police ou par des régulateurs de paris, moins suivie au sens de monitoring.
Je n’ai pas de chiffres et ce n’est pas tout le temps, mais c’est souvent des niveaux plus proches du niveau amateur ou de taille plus petite ou qui attirent moins de public, qui sont susceptibles d’être manipulés, parce que les sportifs ou l’arbitre sont plus abordables. Dans ce cas, ils sont peut-être moins payés, parce qu’un manque de visibilité se traduit souvent par des revenus plus bas ou par un sport qui est plus petit. Et par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la compétition féminine qui est souvent moins visible. Jusqu’à récemment, même la coupe du monde féminine de football était beaucoup moins visible que la compétition masculine et donc les acteurs sont plus à risque d’être abordés.
Et on peut également penser que si c’est moins visible, c’est moins important. Il se peut qu’on sensibilise moins les acteurs dans ce domaine, ce qui ne devrait pas du tout arriver. Il y a beaucoup de pays qui travaillent pour avoir plus d’égalité sur la prévention et l’éducation aussi.
Q. Existe-t-il des moyens technologiques ou d’autres types de moyens pouvant atténuer le risque de manipulation des compétitions sportives ?
R. Pour atténuer les risques de manipulation de compétitions sportives, comme les personnes commettant des infractions utilisent de nombreux moyens technologiques, les gens qui luttent contre ça en font de même. Par exemple si l’on parle des paris, il y a plusieurs moyens qui sont développés par des systèmes de monitoring, il y a des fédérations qui développent leur propre système.
Si l’on parle de ce qui se passe sur le terrain, on sait que le football, le tennis et le rugby ont recours à la vidéo. Il y a des vidéos qui se concentrent sur l’arbitrage, sur les actions sur le terrain, ce qui veut dire que si l’on soupçonne une action d’être manipulée, on peut la revoir et ça décourage, on l’espère, les personnes susceptibles de commettre des infractions, les truqueurs potentiels de faire n’importe quoi sur le terrain de jeu.
Quand on parle du domaine de la manipulation, tel qu’envisagé par la Convention, on ne parle pas seulement de ce qui se passe sur le terrain et qui concerne le trucage de matchs. Quand on parle de manipulation, on parle aussi de préparation, de la manière dont des personnes peuvent aborder des sportifs via les réseaux sociaux, par exemple. Il y a des moyens de suivre tout cela, mais cela dépend de la législation que l’on met en place.
Q. Que fait le Conseil de l’Europe pour sensibiliser la jeunesse sur ce phénomène ?
R. Le Conseil de l’Europe trouve que c’est très important d’éduquer la jeunesse sur les dangers posés par ce phénomène. Avec les ressources que nous avons à disposition, il n’est pas possible de faire tout ce que l’on cherche à faire. Par contre, on peut mettre à disposition une aide pour que les Etats fassent cela. Il y a un article spécifique dans la Convention qui donne une obligation positive aux Etats membres de cette Convention de soutenir la mise en place de programme d’éducation et de jeunesse. On facilite par nos différents projets d’assistance technique l’échange des pratiques en cours, pour que les pays ne se sentent pas seuls à élaborer et développer des programmes entiers. Nous n’allons pas nous-même dans des écoles, mais nous accordons un soutien juridique et politique pour que cela arrive.
La quatrième partie de l’interview sera publiée le vendredi 12 juillet 2019.
(Re)voir:
- la première partie de l’interview sur la prise en compte du sport au sein du Conseil de l’Europe
- la deuxième partie de l’interview sur la manière dont le Conseil de l’Europe promeut les valeurs dans le sport auprès de ses partenaires
Pour aller plus loin sur le sport et le Conseil de l’Europe: https://www.coe.int/fr/web/sport/home
Cassandra Fernandes est spécialiste en droit du sport et travaille en tant que juriste au sein de la division des Conventions du sport du Conseil de l’Europe. Son travail porte actuellement sur les aspects juridiques de la lutte contre la manipulation des compétions sportives et devraient bientôt porter également sur les questions relatives à la lutte contre le dopage. Elle est notamment chargée d’un projet qui accorde une assistance technique permettant aux Etats d’adopter des mesures pour lutter de manière plus efficace contre la corruption dans le sport, conformément aux Conventions du Conseil de l’Europe.
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