L’audience dans l’affaire Commission c. Hongrie (C-66/18) sur la « loi CEU » : le détour par le droit de l’OMC pour protéger la liberté académique – par Edoardo Stoppioni

Le 24 juin 2019, la Grande Chambre de la CJUE a entendu les audiences dans l’affaire Commission c. Hongrie. La Commission avait introduit le 1er février 2018 un recours en manquement contre la Hongrie à la suite d’une loi hongroise de 2017, modifiant la loi sur l’enseignement supérieur de 2011 et prévoyant en son article 76 « qu’un établissement d’enseignement supérieur étranger ne peut exercer une activité de formation diplômante sur le territoire hongrois que si le gouvernement hongrois et le gouvernement de l’État où se situe le siège de l’établissement d’enseignement supérieur étranger ont consenti à être liés par une convention relative au soutien de principe accordé à l’établissement en vue d’exercer une activité en Hongrie ».

Il est particulièrement important de comprendre le cadre politique dans lequel s’insère cette affaire. La Commission soutient que, derrière cette affaire, se niche en réalité la volonté du Gouvernement hongrois de s’octroyer un droit de regard sur les enseignements dispensés au sein de la bien connue Central European University (CEU). Cette institution, ayant son siège à Budapest mais livrant des diplômes américains, avait été fondée en 1991 sur proposition de George Soros lors de l’époque de changement inaugurée par la chute du communisme. Après avoir interdit les programmes portant sur les « Gender Studies », la majorité de Viktor Orbán a tenté de faire cesser par plusieurs moyens les activités de CEU, notamment par la loi précitée de 2017 que Gábor Halmai appelle « Lex CEU ». Sur le fondement de cette loi, la CEU a dû accepter de se voir imposer un onéreux campus à New York, alors que cela qui n’était pas dans la philosophie de l’institution. Ensuite, pour continuer ses activités, la CEU devrait bénéficier d’un accord conclu avec le gouvernement américain, dont la négociation est particulièrement complexe en raison des règles du fédéralisme. La loi vise précisément CEU car les deux autres universités américaines opérant à Budapest, McDaniel College et University of Notre Dame, bénéficient déjà d’un accord bilatéral. Aux limitations à la liberté académique invoquées par CEU, le Gouvernement oppose l’intérêt des étudiants à la vérification de la qualité de leurs études. Il faut également souligner que la CEU se trouve dans une situation juridiquement délicate. Son autorisation n’ayant pas encore été retirée, elle ne peut que difficilement agir devant le juge administratif. Dans ce context, la Cour constitutionnelle a préféré surseoir à statuer en avançant une volonté de « dialogue » avec la CJUE et d’attendre sa décision. Cette absence de courage des juges constitutionnels a été dénoncée par Halmai qui considère que:  « These judges, most of them university professors, have abandoned their constitutional duties to decide cases brought before them, and instead once again came to the rescue of their lord and commander, the Prime Minister, this time betraying their fellow professor’s academic freedom »).

A côté de cet arrière-plan factuel qui ne peut que faire réfléchir les chercheurs et les enseignants du supérieur, l’affaire présente également un grand intérêt systémique. La Commission européenne y invoque substantiellement la violation du droit de l’OMC par la Hongrie et plus précisément l’accord sur les services (AGCS). L’arrêt à venir promet d’être une réflexion passionnante sur le droit des relations extérieures et sur le contentieux de l’Union.

I. La question générale : quelle compétence de la Commission à l’égard du manquement de l’État membre à ses obligations internationales ?

L’argument de la Commission : violation de l’AGCS et du droit primaire de l’UE

L’argument central de la Commission consiste à dire que la loi de 2011, telle que modifiée, viole la  liberté académique, la liberté créer établissements d’enseignement supérieur et la liberté d’entreprise. En effet, la Hongrie aurait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu (1) de l’article XVII de l’AGCS en imposant aux établissements d’enseignements étrangers hors EEE la conclusion d’une convention internationale en tant que condition pour pouvoir fournir des services d’enseignement, (2) des articles 49 et 56 TFUE en imposant aux établissements d’enseignement supérieur étrangers de dispenser un enseignement supérieur dans leur pays d’origine et (3) de l’article 13, de l’article 14, paragraphe 3, et de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

La Commission doit pouvoir agir en manquement pour éviter que la violation par une mesure nationale d’obligations internationales dans le domaine de compétences externes exclusives de l’Union n’ait pas un impact sur l’ensemble des Etats membres. La Hongrie a pris des engagements spécifiques dans le cadre de l’AGCS et ne saurait contrevenir à son article XVII. Par ailleurs, la Commission rappelle la jurisprudence récente de la Cour EDH, selon laquelle le droit à l’enseignement englobe l’obligation d’accès effectifs aux institutions d’enseignement en raison du caractère particulier de ce service public qui vise l’intérêt général tout autant que ses bénéficiaires.

L’argument de la Hongrie : incompétence de la Cour et irrecevabilité de la requête

Le cœur de l’argumentation de la Hongrie repose sur l’irrecevabilité de l’affaire et ce à plusieurs titres. Premièrement, la Commission dans cette affaire ne veut pas seulement être gardienne des traités mais aussi « gardienne du droit international » en allant à l’encontre de sa propre pratique et en enclenchant une procédure sans en avoir la compétence, ne pouvant pas agir pour faire respecter aux États membres leurs engagements internationaux.

La Hongrie invoque d’ailleurs la compétence exclusive du juge de l’OMC pour déterminer les violations des accords OMC au sens de l’article 23 du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends.

L’AGCS serait en outre inapplicable : la Commission n’a pas qualifié la prestation de service en vertu du droit de l’OMC et ne s’est pas intéressée à l’importance du caractère économique de l’activité exercée. Or, on ne saurait transposer sans justification une notion plus englobante du droit de l’Union aux conditions d’applicabilité de l’AGCS. Le recours est donc irrecevable.

En tout état de cause, la Hongrie n’a pas pris d’engagements en matière d’enseignement supérieur dans le cadre de l’AGCS. La Hongrie ne s’est pas engagée à accorder le traitement national intégral aux établissements d’enseignement supérieur, dès lors que la réserve dans la colonne sur l’accès au marché s’applique également à la colonne sur le traitement national.

Pour résumer la ratio legis, ces mesures prises par la Hongrie sont en fait destinées à la protection des étudiants, qui doivent pouvoir être sûrs que leurs efforts leur permettront d’obtenir le diplôme qu’on leur a promis.

II. Des clarifications attendues : l’articulation entre droit de l’OMC et contentieux de l’Union

La prise d’engagements dans le cadre de l’AGCS

L’avocate générale Kokott demande à la Commission de clarifier quels sont les engagements de la Hongrie pris dans le cadre de l’AGCS. S’agissant d’un mécanisme de opt in, contrairement au mécanisme d’obligation générale d’ouverture du GATT, un membre n’est engagé que limitativement aux marchés de services qu’il décide d’ouvrir dans sa liste d’engagements.

La réponse de l’expert de la Commission en matière d’AGCS est particulièrement claire. Lorsqu’un membre de l’OMC prend position dans sa liste d’engagements par rapport à un secteur, il a trois options :

(1) soit il ne veut pas prendre d’engagements et inscrit « non consolidé » (unbound),

(2) soit il opte pour un accès libre au marché en inscrivant « néant »,

(3) soit il précise certaines mesures qu’il va pouvoir prendre et qui normalement constitueraient une violation de l’AGCS.

Or, la Hongrie n’a modulé ses obligations et la réserve très générale prise n’étant inscrite que dans la colonne concernant l’accès au marché et non pas dans celle concernant le traitement national, elle ne peut donc pas imposer de telles mesures discriminatoires.

A l’inverse, la Hongrie soutient que l’article XX(2) de l’AGCS règle ce problème (en prévoyant que « les mesures incompatibles à la fois avec les articles XVI et XVII seront inscrites dans la colonne relative à l’article XVI. Dans ce cas, l’inscription sera considérée comme introduisant une condition ou une restriction concernant également l’article XVII »). Cette réserve hongroise doit par ailleurs être replacée dans son contexte : prise en 1993, dans un contexte de changement de régime et de grande réforme économique, la Hongrie souhaitait se laisser une véritable marge de manœuvre lors de cette transition. En tout état de cause, la Commission n’aurait aucune autorité pour interpréter cette liste, le recours est donc irrecevable.

Compétences externes, responsabilité internationale de l’Union et violation d’un traité par la mesure nationale

La Commission développe un raisonnement subtil. Le point de départ est l’article 207 TFUE prévoyant une compétence exclusive en matière de commerce des services, matière rattachée à la politique commerciale commune. Or, lorsqu’on est en matière de compétence exclusive, le non-respect des obligations internationales même par une mesure nationale engage la responsabilité internationale de l’Union (la Commission cite explicitement l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). La Commission doit donc pouvoir vérifier, par un recours en manquement, le respect par les Etats membres de ces obligations internationales, dont la violation impacterait par la suite l’ensemble des Etats membres. L’avis 2/15 confirme par ailleurs que l’UE peut se substituer aux Etats membres dans ces cas. Ce qui est invoqué est la violation directe du droit international par la mesure interne, sans passer par le truchement de l’article 226 TFUE ou l’obligation de coopération loyale (ce que la Commission fonde notamment sur les affaires C-228/91 Commission c. Italie ; C-239/03 Commission c. France et C-13/00 Commission c. Irlande). Puisqu’une lecture de l’arrêt Demirel permet de dire que les accords commerciaux conclus en vertu du Traité constituent une partie intégrante du droit de l’Union, on examine directement la conformité de la mesure nationale avec le droit international.

Pour la Hongrie, la question des compétences est loin d’être aussi simple. On ne pourrait pas déduire de la politique commerciale commune une compétence exclusive de l’Union dans ce contexte. L’enseignement supérieur reste une compétence exclusive des Etats membres, en vertu de l’article 165 TFUE. Devant le juge de l’OMC, ce serait l’Etat membre qui serait éventuellement tenu responsable. C’est pour cela d’ailleurs qu’il existe une liste d’engagements individuelle. L’avis 1/17, aux points 116 et 146, aurait par ailleurs rappelé que la compétence des juridictions de l’UE et nationales ne porte pas préjudice au recours aux juridictions internationales compétentes, en l’espèce celle de l’OMC qui seule a un monopole d’interprétation de la teneur de ce droit.

Examen autonome de la Charte ?

Le juge rapporteur pose une question aux deux parties concernant la portée de l’arrêt du 21 mai 2019 dans l’affaire C-235/17 Commission c. Hongrie, par rapport à la possibilité d’examen séparé d’une mesure nationale à l’égard de la Charte (voy. notamment les §62-65 : « le recours, par un État membre, à des exceptions prévues par le droit de l’Union pour justifier une entrave à une liberté fondamentale garantie par le traité doit être considéré comme « mettant en œuvre le droit de l’Union », au sens de l’article 51 (…)La compatibilité de cette réglementation avec le droit de l’Union doit être examinée au regard tant des exceptions ainsi prévues par le traité et la jurisprudence de la Cour que des droits fondamentaux garantis par la Charte »).

La Commission soutient que la mesure hongroise doit être examinée par rapport au respect des traités et par rapport à la Charte et que cet examen doit se faire catégorie par catégorie. Lorsqu’un Etat membre invoque des motifs légitimes de restriction des libertés fondamentales, le bien-fondé de l’invocation de ce motif est analysé séparément par rapport à la Charte.

La position initiale de la Hongrie consistait à nier l’examen séparé de la mesure par rapport à la Charte, position qui doit être revue à la suite de l’arrêt cité. C’est pourquoi la Hongrie plaide pour un distinguishing : la Charte ne serait pas pertinente dans le cas d’espèce, puisque dans le volet du non-respect de l’AGCS on est dans l’absence de lien avec le droit de l’Union.

L’Avocat général Juliane Kokott rendra ses conclusions dans cette affaire le 19 novembre 2019, qui promettent donc d’être riches.

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