Seconde Partie. La cohérence douteuse du contenu de la proposition de la Commission
Dans la première partie de notre post consacré à l’émergence d’un droit voisin des éditeurs de presse, nous avions explicité la logique qui entourait la proposition de la Commission. Nous avions mis en évidence que cette logique était globalement motivée et structurée. Dans cette seconde partie, nous prolongerons la réflexion en analysant le contenu de la proposition tel que formulé à l’article 11 de la proposition de directive lu à la lumière des considérants 31 et à 35 de cette même directive. Cette analyse nous amènera à douter de la cohérence de ce contenu tant sur le plan de la technique juridique stricto sensu que sur le plan connexe de la technique économique sous jacente.
Une cohérence douteuse quant à la technique juridique
L’objet du droit voisin, à savoir l’utilisation numérique des publications de presse, est véritablement imprécis, à la fois large et limité. Large dans son principe, puisque le considérant 33 de la proposition définit une publication de presse comme toutes «publications journalistiques, diffusées par un prestataire de services, périodiquement ou régulièrement actualisées sur tout support, à des fins d’information ou de divertissement ». A titre d’exemple, ce considérant mentionne les sites d’informations ; on peut difficilement être plus inclusif. En somme, ce sont toutes les informations journalistiques, mais uniquement les informations journalistiques qui sont concernées.
la suite du considérant 33 vient restreindre l’étendue de l’objet de ce droit. Premièrement, les publications périodiques qui sont diffusées à des fins scientifiques ou universitaires sont exclues du champ de droit. Cette limite est fondée car les éditeurs scientifiques n’évolue pas sur le même marché. Ils ne tirent pas leurs revenus de la publicité. Ils ne sont donc pas concernés par la captation de l’attention des consommateurs opérés par les agrégateurs d’actualités. Dans la perspective du développement de l’Open Access, cette précision nous également semble bienvenue. Deuxièmement, et surtout, le considérant poursuit en indiquant que « cette protection ne s’étend pas aux actes de création de liens hypertextes qui ne constituent pas une communication au public ». Cette dernière phrase, en écho aux jurisprudences Svensson et GS Media de la CJUE , nous semble lourde de conséquences. L’absence d’une telle indication aurait sans doute conduit à assimiler, dans certains cas, la création d’hyperliens à l’utilisation de publication de presse. En pratique, cela fait sortir la majorité des hyperliens du champ de la disposition dans l’objectif explicite de préserver la liberté de lier. Les créateurs automatiques de liens que sont les agrégateurs d’actualité et les moteurs de recherches ne seront donc pas privés de cet outil, à l’inverse de ce que prévoit le droit allemand et le droit espagnol. L’objectif d’un meilleur partage de la valeur s’en trouve du même coup sérieusement raboté car il nous semble que les créateurs automatiques de liens sont les principales cibles de ce dispositif.
On opposera que tous les éléments (extraits de textes, photos, illustrations…) accompagnant les hyperliens restent concernés par le texte. Les agrégateurs d’actualités, notamment les prestataires de panoramas de presse (par ex. la société Meltwater), rentrerait dans le champ du droit voisin dès lors qu’ ils font usage de tels éléments. Mais il suffirait pour ces services de proposer l’ensembles des éléments se rapportant à un article sous forme d’hyperliens, au delà du seul titre, comme cela peut être habituellement le cas. Conformément aux jurisprudences Svensson et Bestwater, et à la condition que l’œuvre ait été mise en ligne avec l’accord du titulaire des droits, la création d’un lien est libre. Même si le lien permet de visualiser l’ensemble d’une œuvre (ce qui était le cas dans les deux jurisprudence précitées). La technique du lien pourrait ainsi venir paralyser ce droit voisin en gestation.
Cette limite n’est pas isolée. En effet, le considérant 34 de la proposition poursuit en énonçant que ce droit voisin devrait « être soumis aux mêmes dispositions en matière d’exceptions et de limitations que celles applicables aux droits établis dans la directive 2001/29/CE, y compris l’exception de citation à des fins de critique ou de revue prévue à l’article 5, paragraphe 3, point d), de ladite directive ». Cela signifie que certaines courtes reprises des contenus de presse comme des extraits ou des images pourraient bénéficier de cette exception. Ces utilisations ne seraient alors plus soumises à l’autorisation des éditeurs de presse. Cette limite nous semble d’autant plus sérieuse que depuis l’arrêt Eva Maria Painer de la Cour de justice, les conditions pour bénéficier de l’exception de citation se sont assouplies. La Cour a en effet estimé qu’une citation n’avait pas à être intégrée dans une œuvre citante pour bénéficier de l’exception. Les utilisations de contenus de presse sous forme de listes d’extraits tels que fournis par certains agrégateurs de contenus pourraient ainsi bénéficier de l’exception. Il faut cependant noter que l’exception de courte citation, telle qu’elle est envisagée ici, pourrait ne pas être conforme aux exigences du triple test posé à l’article 5.5 de la directive sur la société de l’information. L’interprétation reste ouverte.
L’objet du droit semble ainsi fortement réduit, largement limité à la fois par la technique de l’hyperlien et par l’exception de citation, sans que l’on puisse affirmer avec certitude que cette dernière aura réellement vocation à s’appliquer. A tout le moins, le périmètre de l’objet est très incertain. Un tel droit, étant donné ses implications sur la circulation de l’information en ligne, mériterait d’être mieux défini. Cela est d’autant plus vrai que la portée économique de ce texte nous semble elle aussi discutable.
Une cohérence douteuse quant à la technique économique sous jacente
On l’a vu, l’objectif principal de ce texte est d’éviter que les agrégateurs d’actualités ne captent l’essentiel de la valeur issue des contenus de presse (voir les considérant 31 et 32 de la proposition de directive (lien)). Avec ce nouveau droit voisin les éditeurs de presse pourraient négocier l’utilisation numérique de leurs contenus avec les agrégateurs d’actualités (hors hyperliens). Il s’agit en fait d’éviter que les agrégateurs et autres moteurs de recherche ne se rendent coupables de parasitisme économique en tirant indûment avantage des investissements réalisés par un autre. Bien que l’objectif soit a priori louable, analyse économique ne vient clairement confirmer cette vue. L’étude d’impact accompagnant la proposition de la Commission est à ce sujet réellement ambiguë (voir le point 5.5).
La Commission y explique qu’en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Espagne, 66% des consultations des journaux en ligne proviennent d’un trafic acheminé par d’autres services de la société de l’information. Il est ensuite expliqué que 47% des consommateurs lisent des extraits d’actualités sur des agrégateurs de contenus sans visiter les sites des éditeurs de presse, privant ces derniers de revenus publicitaires. Mais il n’est pas établi que ces 47% auraient visités des journaux en ligne en l’absence d’agrégateur d’actualités. Le parasitisme des agrégateurs de contenus n’est donc pas prouvé.
Ensuite, il n’est pas certain que ce droit soit taillé pour satisfaire pleinement et efficacement l’objectif d’un meilleur partage de la valeur entre les éditeurs de presse et certains agrégateurs. L’exemple allemand, que nous avions évoqués dans notre premier post, est riche d’enseignement à cet égard. Il s’agit en effet d’un droit voisin proche dans son contenu de celui proposé par la Commission (à l’exception notable de la durée du droit et de du périmètre restreint aux agrégateurs et aux moteurs de recherche dans le cas allemand). Attardons-nous brièvement sur ce cas.
En Allemagne, la société Google a profité de sa position clé dans l’acheminement du trafic vers les sites des éditeurs de presse pour obtenir l’autorisation sans bourse délier d’utiliser leurs contenus. Google a ainsi complétement paralyser les effets attendus du droit. Les éditeurs qui n’ont pas accepté ont vu leurs publications référencées uniquement par un lien représentant le titre de l’article. Quant aux extraits et aux images, ils n’étaient plus affichés. Il s’en est suivi une chute du trafic en provenance du service Google actualités à hauteur de 80% (Voir le rapport du CSPLA sur la création d’un droit voisin pour les éditeurs de presse). S’ouvrait alors naturellement la voie du droit de la concurrence et de l’abus de droit. Il s’agissait pour les éditeurs allemands de démontrer que le refus de négocier de la part de Google constituait un abus de position dominante. Sur ce terrain, les éditeurs n’ont pas eu plus du succès. Le Tribunal régional de Berlin a estimé que malgré sa position dominante évidente, Google n’en abuse pas. Pour le Tribunal, il n’est pas démontré que la firme américaine se place indûment dans le sillage des investissements réalisés par les éditeurs. Au contraire, le modèle d’affaire du géant américain serait bénéfique à l’ensemble des parties prenantes, y compris les journaux en ligne auxquels Google apporte un trafic important.
Il est donc à craindre que le cas allemand constitue un précédent malheureux. On peut certes arguer que la taille du marché européen change la donne, mais à défaut d’une entente globale entre les éditeurs de presse, Google restera maître de la négociation. La firme américaine risque alors de ne pas être contrainte financièrement par un droit voisin des éditeurs de presse. Seraient alors concernés par le texte proposé les agrégateurs d’actualités et les moteurs de recherche d’envergure moindre. Il n’est pas évident que ces derniers puissent supporter le coût d’une négociation avec les éditeurs de presse comme tend à le montrer le cas espagnol. Un tel schéma nous semble être en contradiction avec la politique de concurrence menée par la Commission à l’égard de Google. Ce serait également incohérent avec l’idée de voir émerger des acteurs européens dans ce domaine.
A l’incohérence de la technique juridique s’ajoute l’incohérence de la technique économique sur laquelle repose ce texte. Sans remettre en cause l’idée de garantir juridiquement aux éditeurs de presse une meilleure valorisation de leurs investissements, il nous semble que la piste du droit voisin, telle qu’elle est envisagée, par la Commission est de ce fait largement discutable.
Pour aller plus loin:
Understanding “Ancillary Copyright”in the Global Intellectual Property Environment
Ramalho A., The Competence of the EU to Create a Neighbouring Right for Publishers, 2016
Thomas Pérennou, Doctorant en droit à Télécom Bretagne et à l’Université de Rennes 1