Il ne fait aucun doute que les plateformes collaboratives offrent des nouveaux services -ou à tout le moins une plus grande variété de services préexistants- dont les consommateurs dans leur ensemble bénéficient. Ainsi, par exemple, grâce à AirBnB et les autres plateformes assimilées, les touristes aujourd’hui profitent d’une offre très vaste d’hébergements à des prix plus variés qu’il y a quelques années. Ceci ne veut pas dire, pour autant, que l’analyse juridique du rôle des plateformes collaboratives sous l’angle du droit de la concurrence est évidente : leur nature originale, leur participation aux marchés bifaces, les effets de réseau qu’elles produisent, l’utilisation d’algorithmes sophistiqués et la pluralité des relations économiques entre pairs qu’elles entraînent, compliquent l’applicabilité des règles de la concurrence originairement destinées à réguler les marchés traditionnels et remet en question leur suffisance. Dans ce post on examinera les questions « horizontales » pertinentes pour tous les aspects du droit de la concurrence alors que dans le post suivant, de manière « verticale » on s’intéressera aux différents comportements anticoncurrentiels dans l’économie collaborative.
Les entreprises
Le terme « entreprise » a été interprété par la Cour de Justice de manière large, dans la mesure où celui-ci « comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement » (C-40/90, par. 21). Ainsi, toute activité consistant à offrir des marchandises et des services sur un marché donné est une activité économique (C-180/98, par. 75). Par conséquent, la grande majorité des fournisseurs de services sous-jacents accomplissent une activité économique. Le contexte particulier de l’économie collaborative soulève toutefois deux questions particulières.
Tout d’abord, les services d’intermédiation offerts par les plateformes ainsi que les services sous-jacents fournis par les individus correspondent, en principe, à deux entreprises distinctes. En revanche, tel est-il toujours le cas lorsque la plateforme collaborative n’agit pas seulement comme intermédiaire digital, mais fournit ou participe à la prestation du service de façon significative ? (Cette question a fait l’objet d’une analyse détaillée dans un post précédent « Qui fait quoi dans l’économie collaborative ? ») En d’autres termes, et d’après le jugement de la Cour de Justice dans l’affaire Uber (commentée dans un post précédent « L’arrêt Uber : première position de la CJUE en matière d’économie collaborative »), doit-on considérer que la société Uber forme une entreprise unique avec ses conducteurs, étant donné qu’elle fournit une activité économique d’intermédiation, et de plus, une activité de transport ?
Pour commencer, en lien avec cette première question, doit-on considérer que les prestataires de services qui sont supervisés de près par la plateforme –à la manière d’une relation entre un employeur et ses employés- sont qualifiés d’entreprise ? L’existence ou non d’une relation de travail dans le cadre de l’économie collaborative sera discutée en détail dans un prochain post. Pour l’instant, il faut noter que, contrairement aux employés traditionnels, et indépendamment du niveau de contrôle exercé par la plateforme, la plupart des fournisseurs de services sous-jacents supportent le risque financier lié à leur activité. Ceci signifie qu’une situation juridique sans précédent pourrait se présenter, dans la mesure où la même personne est simultanément qualifiée de travailleur (car dépendante de la plateforme) et d’entreprise (car responsable des risques financiers).
Le marché pertinent
La première question qui se pose ici et avec laquelle le lecteur est désormais familier est celle de savoir si la plateforme participe également au marché en aval (sur ce point, voir mon post « Qui fait quoi dans l’économie collaborative »). En particulier, il s’agit de déterminer si les accords conclus avec les fournisseurs sont de nature horizontale ou verticale, étant donné que les accords horizontaux reçoivent un traitement plus clément de la part de autorités de la concurrence.
Même dans les cas dans lesquels la plateforme n’agit que sur le marché en amont, c’est-à-dire celui de l’intermédiation, des questions complexes surgissent. Il faut souligner que ce marché est fondamentalement biface : la plateforme collecte des fonds et obtient des parts tant sur le marché des fournisseurs que celui des consommateurs finaux. Bien que ces deux marchés soient étroitement liés de par les externalités qu’ils produisent (sur cette question, voir mon premier post « Introduction : notions essentielles sur l’économie collaborative »), leurs participants respectifs peuvent avoir des intérêts divergents (les fournisseurs aspirent à un haut revenu, alors que les consommateurs recherchent un prix avantageux). D’où la question : les plateformes opèrent-elles sur un marché unique (biface) ou sur deux marchés distincts ? Et si elles opèrent sur un seul marché, quel segment est pertinent et comment doit-il être pris en compte ? (Sur ce point, voir L Filistrucchi et al, ‘Market Definition in Two-Sided Markets: Theory and Practice’ (2014) 10 Journal of Competition Law and Economics 292-393, accessible ici.)
Ceci est important car les pratiques –comme l’offre de marchandises ou de services à titre gratuit- peuvent être abusives si les deux marchés sont examinés de façon séparée mais justifiées sur un marché biface si elles créent des externalités positives pour les autres parties du marché. Malheureusement, les pratiques de la Commission ainsi que la jurisprudence de la Cour de Justice ne sont pas cohérentes sur ce point (comparer l’affaire Travelport/Worldspan, dans laquelle la Commission a considéré qu’elle était en présence d’un marché unique, avec les affaires MasterCard, EuroCommerce, Commercial Cards et Visa Europe MIF, dans lesquelles la Commission est arrivée à une conclusion différente). Une seconde question concernant la définition du marché est de savoir si les plateformes participent au même marché de produits que les fournisseurs traditionnels, par exemple Airbnb et Hilton Hotels.
De plus, la facilité avec laquelle les plateformes -en tant que simples intermédiaires- peuvent diversifier leur intermédiation pour différents types de services ne permet pas de les classer facilement dans un marché de produits donné : par exemple, doit-on catégoriser Uber selon ses activités relatives à UberPop (transports urbains traditionnels), UberLux (limousines) ou UberKitten (transport d’animaux) ?
En ce qui concerne les marchés traditionnels, nous pourrions répondre aux deux questions ci-dessus grâce à la substituabilité de la demande, déterminée par la réaction des consommateurs aux prix des produits/services selon le test du monopoleur hypothétique (ou SSNIP, « augmentation faible mais significative et non transitoire des prix »). Toutefois, le test du monopoleur hypothétique n’est pas un test approprié pour les marchés bifaces étant donné que l’on ne sait pas sur quel marché l’augmentation des prix doit être observée ; le dit-test ne tient pas compte de l’existence d’externalités (i.e. l’augmentation des prix sur l’un des marchés pourrait provoquer le déplacement des utilisateurs sur l’autre de ces deux marchés) ; il ne s’adapte pas aux marchés basés sur le « freemium » ; et il ignore les avancées technologiques. Dès lors, des critères alternatifs, comme l’usage d’une plateforme, doivent être pris en compte par les autorités de la concurrence (voir la décision de la Commission dans les affaires Microsoft/LinkedIn et Facebook/Whatsapp).
Une autre question est celle de savoir si le cadre réglementaire auquel chaque activité est soumise devrait être pris en compte pour déterminer le marché de produits. Dans l’affirmative -puisque les règles déterminent en grande partie les caractéristiques du service-, un grand pouvoir serait conféré aux autorités qui pourraient alors modeler les marchés, ce qui doit être évité.
En ce qui concerne la définition du marché géographique, une distinction fondamentale doit être opérée entre les services entièrement digitalisés (aussi appelé « online labour markets », OLMs, tels que l’édition de textes, la traduction, le codage, les services de comptabilité, etc.), qui sont soumis à la concurrence globale, et les services qui sont matériellement fournis aux destinataires à travers le contact personnel (aussi appelés « mobile labour markets », MLMs, comme les transports, l’hébergement, les services personnels, la garde d’enfants ou d’animaux domestiques, etc.), qui peuvent être plus facile à localiser.
Le pouvoir de marché
Alors que le pouvoir de marché et la position dominante sont largement déterminés par les parts de marché dans l’économie traditionnelle, ceci n’est pas nécessairement le cas dans le cadre de l’économie collaborative, dans la mesure où l’innovation joue un rôle primordial. La Commission et le Tribunal ont reconnu que les parts de marché ne reflètent pas nécessairement le pouvoir de marché dans un contexte dynamique et innovateur (ceci fut le cas dans l’affaire Microsoft/Skype, confirmée par le Tribunal dans l’arrêt Cisco, T-79/12). Pour être plus précis, dans l’affaire Cisco, le Tribunal a reconnu que « le secteur des communications résidentielles est un secteur récent en pleine expansion qui se caractérise par des cycles d’innovation courts et dans lequel de grandes parts de marché peuvent s’avérer éphémères. Dans un tel contexte dynamique, les parts de marché élevées ne sont pas nécessairement indicatives d’un pouvoir de marché et, partant, du préjudice durable à la concurrence » (par. 69), confirmant ainsi l’approche de la Commission dans la fusion Microsoft/Skype.
De plus, certaines caractéristiques propres à l’économie collaborative, qui tantôt renforcent, tantôt limitent le pouvoir de marché, doivent être prises en considération. Les facteurs renforçant le pouvoir de marché sont (a) les externalités de réseau, donnant parfois lieu à des dynamiques de type « effet superstar » ou « le vainqueur remporte la mise » et qui peuvent facilement faire basculer un marché ; (b) la possession d’une grande quantité de megadonnées qui constitue, en soit, une importante barrière d’entrée sur un marché car il peut être impossible ou extrêmement coûteux pour les compétiteurs de la répliquer ; (c) le fait que le coût de transfert (en termes de temps, effort, etc.) d’une plateforme à l’autre est relativement élevé pour les utilisateurs alors que le différentiel de prix que les nouveaux entrants peuvent proposer pour attirer la clientèle est très limité. Du côté opposé, un marché temporel limité, lié au rôle omniprésent de la technologie, ainsi que la possibilité pour les usagers d’utiliser simultanément plusieurs plateformes et de passer de l’une à l’autre (« multi-home »), limitent le pouvoir de marché détenu par chacune des plateformes.
Au vu du caractère novateur des facteurs mentionnés ci-dessus et des incertitudes entourant leur application concrète, l’indication la plus fiable de l’existence du pouvoir de marché, voire, d’une position dominante, s’avère être la résistance à l’innovation.
La semaine prochaine : L’économie collaborative et le droit de la concurrence : des pratiques concertées, des abus et des aides d’État (questions comportementales).
Revoir mes posts:
- Introduction: notions essentielles sur l’économie collaborative
- Qui fait quoi dans l’économie collaborative ? Qualification des relations juridiques dans les marchés bifaces
- L’accès au marché dans l’économie collaborative
- La protection du consommateur en économie collaborative
- La protection des données dans l’économie collaborative
Vassilis Hatzopoulos, est professeur de droit et politiques de l’UE à l’Université Panteion d’Athènes, Professeur visiteur au Collège d’Europe, Bruges et Professeur visiteur honoraire à l’Université de Nottingham, Avocat au Barreau d’Athènes. Grand spécialiste de droit européen, il est notamment l’auteur du premier ouvrage de référence sur l’économie collaborative, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart, 2018.