L’économie collaborative et la transformation du travail – par Vassilis Hatzopoulos

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Micro-entrepreneurs, travailleurs temporaires, employés dans des petits jobs, en freelance, pigistes … Il est difficile de mesure la proportion de la population active travaillant dans l’économie collaborative. Aux Etats-Unis cela concernerait entre 0,3 et 9%, et nettement moins (0,05%) dans l’Union européenne.

Dans mon premier post, les effets positifs de l’économie collaborative sur les individus ont été exposés : ces pratiques permettent d’utiliser descapacités sous-exploitées, de temps et de compétences disponibles ; d’arrondir les revenus ; elles permettent une certaine flexibilité, et elles procurent la satisfaction de participer à des activités à impact positif sur la société et l’environnement. Cependant, alors que l’économie collaborative se développe de jour en jour et remplace les modes de travail classiques, il importe de s’interroger sur les implications pour la main-d’œuvre de cette nouvelle économie, ainis que sur la façon dont le droit aborde ces nouveaux défis.

Les conditions de travail dans l’économie collaborative

Dans l’économie collaborative, la rémunération varie selon que la prestation est totalement informatisée (correction de texte, traduction, codage, etc, tâches qui correspondent aux « Online Labour Markets », OLM, soit les marchés du travail en ligne) et soumise à une concurrence mondiale; ou qu’au contraire, elle requiert des interactions humaine et doit être effectuée dans une région géographique précise (conduire, héberger, etc, correspondant « Mobile Labour Markets », MLM, soit les marchés du travail mobiles). Dans le premier cas, la rémunération tend à être inférieure à celle qui serait versée pour un travail equivalent hors ligne ; dans le second cas, c’est l’inverse. Mais même dans ce cas, les prestataires actifs dans les MLM sont en concurrence pour chaque heure de leur travail, et ils doivent supporter les coûts d’infrastructure, de maintenance et d’assurance, sans avoir de couverture maladie ou d’autres prestations sociales.  Par conséquent, pour obtenir une rémunération décente, les individus dont la subsistance dépend de l’économie collaborative doivent travailler plus de 12 heures par jour. Ces heures ne sont ni fixes, ni régulières, ni particulièrement pratiques, ce qui signifie que d’autres activités ou la vie de famille risquent d’en pâtir.

La transformation de l’emploi

Les travailleurs pigistes font clairement partie de la catégorie des travailleurs non standards, puisqu’ils effectuent leurs tâches de façon temporaire et/ou à temps partiel. En effet, une nouvelle catégorie d’emploi, encore plus atypique, est développée, dans un environnement caractérisé par les éléments suivants :

La division du travail – le taylorisme revisité: ‘si l’ère numérique a segmenté les emplois du temps en travaux à temps partiel ou limités à des projets précis, le « crowdwork » (travail à partir de plateformes en ligne) intensifie encore cette segmentation. On s’éloigne de tâches organisées autour d’un projet (avec des objectifs et des étapes cohérentes) planifié sur des semaines, des mois ou des années, et on va vers un travail divisé en tâches (dont l’objectif n’est pas nécessairement expliqué aux travailleurs), prévu sur des heures, des minutes voire des secondes. On dit ainsi du micro-travail qu’il « pousse la division du travail à des extrêmes qui étaient autrefois inimaginables » – Taylor en serait sûrement jaloux. Par conséquent, non seulement l’entreprise n’a aucune raison d’investir dans les micro-travailleurs, mais ces derniers sont totalement coupés de la raison d’être de leur travail et il sont bien sûr privés aussi de toute aide, de travail en équipe, et d’interaction humaine en général.

L’algocratie : La technologie et les algorithmes fonctionnent souvent comme substituts au contrôle managérial direct, et effectuent certaines tâches de supervision et de gestion,  comme par exemple l’assignation des tâches, la fixation des prix, la détermination du moment et de la longueur des pauses, le contrôle de la qualité et la notation des employés. Des plateformes comme Upwork sont capables de contrôler leurs travailleurs pigistes en mesurant leur productivité via l’intensité d’utilisation du clavier ; d’autres plateformes utilisent des applications informatiques encore plus intrusives, comme des captures d’écran régulières et l’enregistrement de l’activité.

Les asymétries d’information, l’insécurité et la précarité : Si Uber en sait beaucoup sur ses chauffeurs, ceux-ci ne savent ni quand ni comment une course leur est attribuée ; ils ne savent pas non plus la destination de la course ou combien elle leur rapportera ; pire encore, ils ne savent pas quand ils seront « éliminés » de la plateforme. Des asymétries d’information similaires se retrouvent dans la plupart des relations entre les plateformes et leurs prestataires.

Les problèmes de santé : En plus des risques pour la santé inhérents au travail en ligne, comme le stress, la fatigue visuelle, les troubles musculo-squelettiques, et les risques liés à l’activité physique spécifique effectuée, les travailleurs de l’économie collaborative subissent aussi des risques psychosociaux encore inconnus à ce stade, liés aux facteurs déjà discutés.

Les droits fondamentaux :Sur le marché du travail en ligne notamment, les plateformes n’ont aucune incitation à fournir des garanties (et aucun moyen de les fournir) contre des pratiques telles que le travail forcé ou le travail des enfants.

Une solution à tous les problèmes ci-dessus serait de reconnaître à tous ces travailleurs le statut d’employé. Cependant, une telle approche serait contraire à la logique de l’économie collaborative, ainsi qu’au droit du travail.

Contractuels indépendants ou employés ? la difficulté pour les tribunaux

En l’absence de catégorie juridique spécifique qui correspondrait aux caractéristiques de l’économie collaborative, les tribunaux, des deux côtés de l’Atlantique, éprouvent des difficultés à appliquer les règles anciennes à de nouvelles réalités.

Etats-Unis : Dans l’affaire californienne Uber (Berwick) le County Court de Los Angeles a jugé que les chauffeurs Uber étaient des employés, alors que la Cour d’appel de Floride a conclu en sens exactement inverse dans l’affaire Uber (McGillis)D’autres procédures avaient été engagées devant différentes juridictions, suivant différentes dispositions (droit fiscal, droit du travail, etc) aux niveaux étatiques comme au niveau fédéral, ce qui aurait entraîné une divergence encore plus grande dans les solutions retenues ; mais Uber a choisi de régler à l’amiable toutes les affaires de droit du travail qui étaient portées devant les tribunaux, ce qui a fermé la porte à la possibilité d’une solution dessinée par la Cour suprême. Cependant, d’autres plateformes comme Grubhub (une plateforme de livraison de repas) pourraient, après la décision favorable du District Court de Californie, se retrouver devant la Cour suprême.

Union européenne : Le tribunal du travail de Central London, puis à sa suite la juridiction d’appel, ont jugé dans l’affaire Aslam, Farrar et al v Uberque les chauffeurs Uber sont des travailleurs (une catégorie intermédiaire entre des contractuels indépendants et des employés). Le tribunal des prud’hommes de Paris a jugé dans l’affaire Le Cab[1] (un concurrent d’Uber) que les chauffeurs étaient des employés, mais plus récemment le même tribunal a considéré dans l’affaire Menard[2]que les chauffeurs Uber étaient indépendants. Le Tribunal de commerce de Paris a conclu dans le même sens dans l’affaire Viacab.[3] Le Tribunal de commerce de Madrid a considéré que les chauffeurs de Blablacar (qui jouissent d’un degré d’autonomie nettement supérieur à celui des chauffeurs d’Uber) n’étaient pas non plus des employés.[4] Malheureusement, la CJUE a récemment jugée irrecevable une question préjudicielle relative au statut des chauffeurs d’Uber, ce qui a ainsi écarté une occasion d’obtenir une ligne d’interprétation claire. Néanmoins, dans Uber Spain, une affaire (brièvement commentée ICI) concernant l’accès au marché et non l’emploi, la Cour a établi que la plateforme exerce « une influence décisive » sur les chauffeurs. Cela pourrait-il signifier qu’il y a bien une relation employeur-employé ?

Des critères contradictoires : La plupart des jugements qui tranchent en faveur des travailleurs sont fondés sur la forte dépendance de ceux-ci envers la plateforme. On retrouve dans ces jugements des arguments très proches de ceux qu’a employés la CJUE dans Uber Spain pour établir « l’influence décisive », c’est-à-dire que la plateforme ne fournit pas seulement aux chauffeurs l’accès au marché (le critère du « gatekeeper » ou du gardien) ; en outre, la plateforme a) organise les caractéristiques et les fonctions du nouveau service ; b) elle sélectionne les prestataires (les chauffeurs) selon ses propres critères ; c) elle fixe les conditions de la prestation de service ; d) très important, elle en fixe notamment le prix ; e) elle reçoit le paiement directement des utilisateurs avant d’en rendre une partie aux prestataires ; f) elle contrôle (indirectement) la qualité du service (véhicules, chauffeurs, conduite) via une application de notation ; g) enfin, elle se réserve le droit d’exclure les prestataires qu’elle ne juge pas adéquats. (cf. point 39 du jugement)

Cependant, d’autres arguments pourraient indiquer la direction opposée. Par exemple, les travailleurs concernés a) déterminent librement leurs périodes de travail (horaires, jours, semaines, etc) ; b) ils ne sont pas contraints d’effectuer certaines tâches et peuvent pas être pénalisés ; c) ils n’ont pas à investir dans un matériel spécifique, ni à utiliser un équipement particulier ou à s’habiller d’une certaine manière ; ils n’ont pas à se plier à des règles de conduite ni à suivre un itinéraire particulier ; e) ils n’ont pas reçu de formation et n’obéissent pas à une hiérarchie au sein de la plateforme ; f) et enfin, le plus important, ils ont le droit de travailler pour plusieurs plateformes (pratique du « multi-homing »).Ce dernier élément paraît crucial, puisqu’il a aussi déterminé les solutions différentes dans les deux jugements prud’homaux précités.

Quelles options politiques ?

Etant donnée la grande incertitude qui règne en matière de relations de travail dans l’économie collaborative, différentes options sont envisagées. Il serait possible a) de créer une nouvelle catégorie intermédiaire de « contractuels dépendants » (par opposition aux contractuels indépendants) qui bénéficieraient de certains droits sociaux élémentaires[5], b) d’instituer la portabilité des droits sociaux d’une plateforme à une autre (par exemple en créant un fond pour les travailleurs de ces plateformes, lesquelles devraient payer une petite contribution pour chaque tâche effectuée),[6]c) d’assimiler les travailleurs des plateformes aux travailleurs indépendants et d’encourager les plateformes à développer leurs propres politiques sociales, en concurrence avec les autres possibilités d’assurance, et d) d’établir un moratoire limité dans le temps pour permettre aux plateformes de développer leurs propres politiques de protection avant de les soumettre à toute règle en ce sens.[7]

 

La semaine prochaine : la resolution des conflits dans l’économie collaborative

[1]Jugement du 20 décembre 2016 confirmé par la Cour d’appel de Paris le 13 décembre 2017.

[2]Jugement du 29 janvier 2018, (F 16/11460), Menard c Uber.

[3]Tribunal de Commerce de Paris, dans un arrêt du 30 janvier 2017, Viacab c Uber, RG 2014054740.

[4]Confebus v BlablaCarSJM M 6/2017 (2 février 2017) ES:JMM:2017:6.

[5]SD Harris and AB Krueger, ‘A Proposal for Modernizing Labor Laws for Twenty-First Century Work: The “Independent Worker”’ (2015) The Hamilton Project Discussion Paper 2015-10, disponible sur http://www.hamiltonproject.org/assets/files/modernizing_labor_laws_for_twenty_first_century_work_krueger_harris.pdf; A Hagiu and R Biederman, ‘Companies Need an Option Between Contractor and Employee’ Harvard Business Review (21 August 2015), disponible sur https://hbr.org/2015/08/companies-need-an-option-between-contractor-and-employee;M Carboni, ‘A New Class of Worker for the Sharing Economy’ (2016) 22:4 Richmond Journal of Law and Technology(2016) 1; A Bolton, ‘Regulating Ride-Share Apps: A Study on Tailored Reregulation Regarding Transportation Network Companies, Benefiting Both Consumers and Drivers’ (2015) 46:1 Cumberland Law Rev101, 141-142;

[6](OECD), ‘New Forms of Work in the Digital Economy’ (2016) OECD Digital Economy Papers, No 260, 9-10, disponible sur http://www.oecd-ilibrary.org/science-and-technology/new-forms-of-work-in-the-digital-economy_5jlwnklt820x-en; EU Commission JRC, see Codagnore, Abadie and Biagi, ‘The Future of Work in the “Sharing Economy”: Market Efficiency and Equitable Opportunities or Unfair Precarisation?’ (2016); J Berg, ‘Income Security in the On-Demand Economy: Findings and Policy Lessons from a Survey of Crowdworkers’ (2016) 37:3 Comparative Law and Labor Law and Policy Journal; Harris and Krueger,‘A Proposal for Modernizing Labor Laws for Twenty-First Century Work: The “Independent Worker”’ (2015).

[7]A Sundararajan,The Sharing Economy, The End of Employment and the Rise of Crowd-Based Capitalism(Cambridge MA, The MIT Press, 2016).

La semaine prochaine : La résolution des conflits dans l’économie collaborative

Revoir les posts:

 

Vassilis Hatzopoulos, est professeur de droit et politiques de l’UE à l’Université Panteion d’Athènes, Professeur visiteur au Collège d’Europe, Bruges et Professeur visiteur honoraire à l’Université de Nottingham, Avocat au Barreau d’Athènes. Grand spécialiste de droit européen, il est notamment l’auteur du premier ouvrage de référence sur l’économie collaborative, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart, 2018.

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