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Le droit de l’Union n’est plus ce qu’il était aux premiers jours de l’intégration il y a soixante ans.
Née sous la forme de la CECA, conçue comme une organisation de nature administrative dans un but spécifique de régulation, l’Union s’est peu à peu dotée de cadres constitutionnels pour définir la relation entre les différentes sources de droit dans un ordre juridique à niveaux multiples, construisant un système élaboré de protection des droits fondamentaux et une structure institutionnelle capable de produire des actes législatifs et non législatifs.
L’intégration européenne s’approfondit non seulement avec la diversification des domaines politiques concernés par l’européanisation, mais aussi par l’ampleur de l’implication de l’Union dans les systèmes de mise en oeuvre. Ce développement est accentué par l’action des nombreuses agences qui coordonnent cette mise en oeuvre. De ce point de vue, après soixante ans et de nombreuses crises, le corps juridique de l’Union atteint sa maturité.
Pourtant, politiquement, l’Union demeure une structure vulnérable. L’une des raisons de cette vulnérabilité réside dans la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres, maintenant les pouvoirs de ces derniers sur des questions cruciales en particulier en temps de crise, comme la citoyenneté, la défense, la conception des politiques économiques (voir par exemple dans cette rubrique anniversaire de blogdroiteuropeen les posts de V. Couronne, J.-V. Louis).
Bien que les valeurs fondamentales qui sous-tendent l’édifice constitutionnel européen tendent à la résolution de conflits potentiellement explosifs dans un esprit de compromis, de consensus et de modération en réaction aux extrémismes (J.-C. Gautron), la construction demeure fragile.
Bien souvent, le débat ne porte pas sur le bien-fondé d’une politique : les observateurs critiquent plutôt la manière dont cette politique est déterminée au niveau de l’Union. Une réflexion sur les raisons de cette approche récurrente devrait nourrir les débats sur le futur du droit et des politiques de l’Union.
Il nous semble que l’une des explications de la fragilité de l’édifice constitutionnel européen est à trouver dans les failles structurelles de l’Union dans sa forme actuelle. Il peut s’agir, comme l’ont souligné certains posts de cette rubrique, de défauts institutionnels (J.-C. Gautron) ou encore de la persistance du déficit social de l’UE (La Rosa).
Ces problèmes n’ont pas été suffisamment traités par le Traité de Lisbonne. Ils sont devenus encore plus flagrants par ces temps de crises économiques et sociales.
D’autres faiblesses qui contribuent à la fragilité d’ensemble de l’Union tiennent à la dévalorisation sans précédent, dans certains Etats membres (notamment en Pologne et en Hongrie) des valeurs de l’Union. L’indépendance des juges, la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse, la liberté académique : voilà autant de valeurs qui ne devraient pas être négociables. Pourtant les institutions de l’Union manquent de fermeté, et dans une certaine mesure aussi de pouvoir, face à cette crise de l’Etat de droit dans l’Union. Comment les citoyens peuvent-ils se fier à un système constitutionnel qui n’ose pas protéger ses valeurs fondamentales lorsqu’elles sont minées de l’intérieur ?
Selon nous, les multiples défis de la « polycrise » de la décennie passée offrent aussi de nombreuses opportunités de réorganiser nos priorités et réinsuffler la volonté de prendre de nouvelles initiatives à l’échelle de l’Union. Certaines des solutions proposées dans cette rubrique anniversaires mettent en avant le besoin de réponses unitaires ; d’autres soulignent la nécessité d’accepter et d’exploiter la diversité des vues sur les problèmes de l’Union. Trois principaux aspects ont retenu notre attention et devraient être au coeur de la réflexion.
Tout d’abord, il faut mettre le projecteur sur les valeurs consacrées dans les Traités, en particulier à l’article 2 TUE (V. Christianos, F. Péraldi Leneuf, F. Berrod, L. Clément-Wilz). L’idée que l’Union peut prêcher aux Etats membres ce qu’elle ne réalise pas elle-même est irréalisable. Il faut renforcer la démocratie et la transparence, ainsi que la protection juridictionnelle effective dans des systèmes juridiques intégrés. Par exemple, il serait dangereux de ne lire les articles 9 à 12 TUE que comme de la « poésie constitutionnelle » sans traduction concrète. L’Union doit mener par l’exemple, sans se retrancher derrière des exceptions dont elle n’accorde pas le bénéfice aux Etats membres. Ceci appelle une évolution non seulement du droit, mais aussi des mentalités dans les couloirs des institutions européennes.
Ensuite, il importe d’ajouter une véritable dimension sociale à l’intégration européenne. Dans ce domaine, l’intégration à plusieurs vitesses est peut-être la clé. Les soixante années passées nous ont au moins enseigné qu’il faut parfois un groupe de 6, 9, 12, 15, 19 ou 27 Etats membres qui démarrent et laissent les autres décider si, quand et comment ils suivront (J.-P. Jacqué).
Enfin, le marché unique, à l’origine au coeur du modèle d’intégration du Traité de Rome, doit être revitalisé et adapté à l’ère numérique. L’acquis de l’Union concernant le marché unique porte la marque d’une économie d’un autre âge (O. Tambou). La numérisation de l’économie, encore aujourd’hui, n’est pas assez prise en compte par le législateur européen. Les jeunes générations, en particulier, le remarquent et se demandent (comme les enseignants en droit se le demandent) que peut leur apporter le marché unique s’il ne leur permet même pas d’accéder légalement aux mêmes contenus partout en Europe. Une meilleure prise en compte de ces réalités permettra à tous les individus (y compris, mais pas seulement, les entités économiques) de bénéficier de l’UE et d’en avoir conscience.
Faut-il un nouveau traité pour y parvenir ? Certains changements peuvent nécessiter des amendements. Mais le cadre actuel permet déjà d’aller plus loin, à condition de conjuguer volonté politique et habilité juridique. Prenons par exemple l’approfondissement de la politique extérieure et de sécurité commune, que certains auteurs de cette rubrique appellent de leurs voeux (J.-C. Gautron et N. Ligneul). Le Traité permet beaucoup plus que ce qui a été fait jusqu’ici.
Pour conclure, il est dans la nature constitutionnelle de l’UE que les solutions ne se concrétisent pas seulement à l’échelle de l’Union, mais prennent vie dans la diversité des ordres juridiques et de ses cultures, par la coopération et la collaboration. Une telle coopération demande une volonté politique et une ferme adhésion aux valeurs de l’Union – non seulement par les mots mais aussi par les actes, pour dessiner les soixante prochaines années d’une Europe paisible et prospère au service de tous ses citoyens.
Herwig Hofmann, Professeur de droit public européen et transnational à l’Université du Luxembourg et directeur de l’Institut Robert Schuman des Affaires européennes.
Catherine Warin, doctorante en droit européen à l’Université du Luxembourg et membre de l’équipe de blogdroiteuropeen.
Re(voir), re (lire) l’ensemble des 22 posts de cette rubrique Anniversaires 60 ans du Traité de Rome