Les plateformes collaboratives opèrent dans un milieu caractérisé par l’autoréglementation, la réglementation publique mais aussi, et surtout, l’absence de toute réglementation. Alors qu’elles déploient leurs efforts à négocier des réglementations plus souples et favorables avec les autorités publiques, à éluder les actions en justice et à se défendre contre les entreprises traditionnelles concurrentes, la plupart des plateformes sont favorables à un certain degré de réglementation, essentiellement sous la forme d’autoréglementation. Cette attitude s’explique par plusieurs raisons, notamment pour protéger leurs utilisateurs, prévenir la responsabilité qui pourrait potentiellement retomber sur elles, éviter la mauvaise réputation et par conséquent, une perte de valeur et de revenu, paraître responsable et, plus généralement, faire bonne figure devant les régulateurs. Cependant, l’autoréglementation n’est pas la panacée et une certaine réglementation publique paraît aussi appropriée.
L’autoréglementation par les plateformes collaboratives
L’économie collaborative est basée sur la confiance envers les plateformes et les pairs. Dès lors, il est dans l’intérêt des plateformes de prendre des mesures renforçant cette confiance. Non seulement sont-elles motivées à adopter des mécanismes d’autoréglementation, mais elles ont aussi les moyens de le faire efficacement : elles possèdent des données volumineuses utiles à l’identification des comportements fautifs, des machines et des algorithmes puissants permettant de les analyser, et une position de puissance pour contrôler leurs utilisateurs. Si les systèmes de notation de la réputation représentent l’instrument phare renforçant la confiance, d’autres mesures (plus générales) d’autoréglementation jouent aussi un rôle important.
Mesures générales d’autoréglementation
Les plateformes établissent souvent des normes de qualité que les prosommateurs doivent respecter afin de pouvoir participer à la prestation de services à travers lesdites plateformes. Par exemple, les plateformes de transport (comme Uber) imposent des conditions relatives aux types de voitures (uniquement des voitures particulières, d’une certaine ancienneté, etc.) ainsi qu’aux services qui doivent être proposés (bouteilles d’eau, connexion Internet, connexion Bluetooth avec la musique du passager, etc.). Dès lors, le service proposé devient standardisé et l’expectative des consommateurs tend à correspondre au service effectivement offert.
De la même manière, certaines plateformes de co-voiturage (comme Lyft) procèdent à des vérifications d’arrière-plan (background checks) concernant notamment les antécédents criminels des conducteurs ainsi que leur historique relatif à la circulation routière, afin de bloquer de manière anticipée leur participation à la plateforme en tant que fournisseurs de services.
La plupart des plateformes collaboratives utilisent également un système d’identification pour leurs utilisateurs (c’est-à-dire les consommateurs et les prosommateurs). Par exemple, Airbnb offre aux hôtes l’option de louer leur propriété seulement à des usagers « vérifiés », qui se sont préalablement enregistrés sur la plateforme au moyen d’une photo et de documents d’identité, comme le permis de conduire ou le passeport.
La vérification de la personnalité est un autre moyen au travers duquel les plateformes garantissent que les prestataires soient qualifiés pour fournir les services pertinents. Par exemple, Lyft a introduit une séance de mentorat durant laquelle un tour est organisé avec un conducteur Lyft expérimenté, qui procède ensuite à une inspection du véhicule en 19 points avant que le nouveau conducteur soit accepté.
De plus, les plateformes collaboratives comptent sur les analyses de méga-données (big data analytics) pour contrôler les transactions et bloquer ou signaler les activités suspicieuses (comme les faux avis ou même le blanchiment d’argent) qui sont ensuite investiguées et évaluées par des contrôleurs humains.
Finalement, la couverture d’assurance offerte par la plateforme aux utilisateurs minimise les incertitudes et augmente la confiance digitale. Après quelques incidents négatifs, Airbnb a annoncé le lancement du programme « Garantie Hôte » qui protège les propriétaires des dommages causés à leurs biens. Ce programme est complété par le programme « Assurance Hôte » dont le but est de protéger les hôtes des revendications formulées par des tiers pour les préjudices corporels et les dommages matériels. Corrélativement, les plateformes collaboratives actives sur le marché des transports ont implanté des polices d’assurance pour leurs clients qui couvrent notamment la responsabilité civile des tiers, les dommages corporels causés par des automobilistes sous-assurés et non-assurés, ainsi que les dommages causés au véhicule en cas d’accident lors des courses effectuées pour la plateforme.
D’autres actions volontaires, comme la politique anti-discrimination d’Airbnb, ou d’autres mesures mises en place par les plateformes en faveur de leurs « employés » (sous forme de salaire mensuel minimum, d’assurance, etc.) contribuent à l’augmentation de la confiance envers l’économie digitale.
L’évaluation de la réputation : la réglementation par les pairs ?
L’existence d’asymétries d’information entre les plateformes et les utilisateurs d’une part, et entre les utilisateurs d’autre part, peut engendrer de la méfiance et donner lieu à de mauvaises expériences pour les participants de l’économie collaborative. La difficulté consistant à distinguer la bonne de la mauvaise qualité existe également dans l’économie traditionnelle et a été exprimée dans la fameuse théorie du marché des citrons d’Akerlof. Le système de réputation, sur lequel s’appuient les plateformes collaboratives, offre une solution aux problèmes dérivant du marché des citrons, car à travers les évaluations ou les notations, les potentiels clients peuvent obtenir des informations sur la qualité des produits ou des services avant d’en bénéficier. Donc, la réputation d’un fournisseur dans l’économie collaborative est l’équivalent de la marque dans l’économie traditionnelle.
Les mécanismes permettant d’établir la réputation peuvent être qualitatifs (sous forme de commentaires) ou numériques (sous la forme d’attribution d’étoiles). Le premier sera utilisé plutôt pour les activités ayant plusieurs composantes, alors que le second servira à noter les activités plus simples. Plusieurs plateformes, comme Airbnb, utilisent une combinaison des deux. Même si les mécanismes de notation sont d’une importance capitale, tant pour informer les pairs, que pour permettre aux plateformes de prendre des décisions, ils posent certains problèmes :
- Les pairs sont typiquement en mesure d’évaluer la partie « visible » du service (par exemple la propreté d’un appartement) mais ils pourront ignorer complètement la partie « invisible » de ces services (par exemple la sécurité en cas d’incendie) ;
- L’évaluation ex post d’un service ne peut pas toujours prévenir la survenance du pire scénario, comme le peut une vraie réglementation ex ante;
- Les évaluations par les pairs (peer-reviews) ne sont pas objectives et sont souvent soumises à des partis-pris personnels ;
- Les notations peuvent être manipulées ;
- Les systèmes de réputation basés sur les pairs sont confrontés au phénomène du démarrage à froid (cold start), c’est-à-dire la difficulté pour les nouveaux entrants d’obtenir la confiance des consommateurs ainsi que des parts de marché. En ce sens, les notifications constituent une importante barrière d’entrée.
Certains de ces problèmes peuvent être résolus par un évaluateur « externe », tel que, par exemple, TripAdvisor, par des regroupements de données liées à la réputation et reposant sur les réseaux sociaux ou la collecte centralisée d’informations concernant la réputation des parties, par différentes plateformes. Ceci favoriserait le multi-hébergement (multi-homing) et la mobilité des prosommateurs entre plateformes – un moyen précieux pour renforcer la concurrence entre plateformes. Ces solutions ne règlent cependant pas tous les problèmes mentionnés ci-dessus. Ainsi, la question de l’opportunité d’une intervention règlementaire concernant les mécanismes mesurant la réputation – et plus généralement l’économie collaborative – se pose.
Règlementation externe ?
Dans l’optique de ne pas réprimer l’innovation, l’UE a suivi une approche non-interventionniste, qualifiée de « wait-and-see ». Au niveau purement normatif, les questions concernant (1) l’opportunité d’une réglementation, (2) si elle doit intervenir tout de suite ou plus tard, (3) si elle doit opérer ex ante (par le biais d’autorisations, etc.) ou ex post (par le biais d’assurances, etc.), (4) si elle doit être basée sur une structure descendante, ascendante ou participative, (5) si elle doit intervenir au niveau local, national ou supranational, peuvent être longuement discutées (voir V. Hatzopoulos, The Collaborative Economy and EU Law (Oxford: Hart) 2018, Chapitre 7).
La vision proposée ici, en particulier après le jugement de la CJUE dans les affaires Uber Espagne et Uber France, est que le besoin d’une règlementation au niveau européen est présent et pressant. En refusant de reconnaître les caractéristiques spécifiques de l’économie collaborative, la CJUE modifie la lacune réglementaire jusqu’à présent avantageuse pour les plateformes, en faveur de leurs consommateurs et concurrents traditionnels. Ce résultat contredit l’intention de la Commission de favoriser le développement des plateformes en ligne et l’économie de partage, en tant que part de la stratégie du Marché Unique Numérique (MUN) (voir la Communication de la Commission « Un agenda européen pour l’économie collaborative », ainsi que sa Communication « Les plateformes en ligne et le marché unique numérique – Perspectives et défis pour l’Europe »). Ceci s’oppose également à l’aspiration de l’UE de rattraper son retard sur les États-Unis en ce qui concerne l’économie des plateformes. Tirant les conséquences de l’affaire Uber Espagne, dans laquelle elle a considéré que la plateforme participe activement dans le service de transport, dans l’arrêt Uber France la Cour a admis la responsabilité pénale de la plateforme, parce que celle-ci ne possédait pas les autorisations administratives pertinentes. La question préjudicielle a été adressée à la Cour par le TGI de Lille seulement quelques mois après la publication d’une décision contraire rendue par le Conseil d’État dans un cas similaire (accessible ici). Par conséquent, le risque de solutions divergentes et de fragmentation réglementaire est bien présent, non seulement entre différents États membres, mais aussi entre les juridictions d’un seul et même État membre (dans la mesure où le TGI de Lille devra suivre la CJUE et statuer contre sa Cour suprême administrative).
Notre avis en faveur d’une initiative réglementaire est aussi partagé par le Conseil d’État lequel, dans son étude annuelle de 2017 sur l’« ubérisation », favorise l’adoption d’une action réglementaire au niveau européen combinant des aspects à la fois contraignants et non-contraignants. Le Conseil d’État évoque aussi l’idée d’une réglementation spéciale –plus souple– en faveur des opérateurs de l’économie collaborative ; une idée préalablement soulevée par l’autorité italienne de la concurrence dans une prise de position publiée en septembre 2015, dans lequel il est suggéré qu’Uber et ses conducteurs devraient être considérés comme tertius genus (en relation avec les conducteurs de taxis traditionnels et les chauffeurs de cars) et soumis à une réglementation aussi souple que possible (pour une discussion sur cette prise de position et d’autres développements en droit italien, voir A. de Franceschi, ‘The Adequacy of Italian Law for the Platform Economy’ (2016) 5 EuCML 56). De la même manière, l’OCDE suggère que les pratiques comme « la réputation véritable, les mécanismes de contrôle et de feedback, l’éducation et l’information des pairs », etc. devraient être prises en compte pour soumettre les plateformes à un régime réglementaire plus souple. Entre temps, la Commission a mis en place un observatoire sur l’économie des plateformes en ligne dans le but de mieux comprendre les défis à relever : une lourde tâche !
Pour revoir mes posts:
- Introduction: notions essentielles sur l’économie collaborative
- Qui fait quoi dans l’économie collaborative ? Qualification des relations juridiques dans les marchés bifaces
- L’accès au marché dans l’économie collaborative
- La protection du consommateur en économie collaborative
- La protection des données dans l’économie collaborative
- L’économie collaborative et le droit de la concurrence : des entreprises, des marchés et du pouvoir de marché (questions horizontales)
- L’économie collaborative et le droit de la concurrence : des pratiques concertées, des abus et des aides d’Etat (questions comportementales)
- L’économie collaborative et la transformation du travail
- La résolution des conflits dans l’économie collaborative
Vassilis Hatzopoulos, est professeur de droit et politiques de l’UE à l’Université Panteion d’Athènes, Professeur visiteur au Collège d’Europe, Bruges et Professeur visiteur honoraire à l’Université de Nottingham, Avocat au Barreau d’Athènes. Grand spécialiste de droit européen, il est notamment l’auteur du premier ouvrage de référence sur l’économie collaborative, The Collaborative Economy and EU Law, Oxford, Hart, 2018.
Article très interessant !
Depuis, le gouvernement a statué sur le sort de nombreuses plateformes collaboratives, dont le cotransportage notamment.
Le milieu est maintenant encadré et relève de la loi LOM. Ainsi, tout particuliers peut devenir coursier et arrondir ses fins de mois notamment grâce à des plateformes comme https://www.tut-tut.com
Ces nouveaux modèles tendent à se faire connaitre et révolutionnent le marché de l’emploi. Ne reste plus qu’à trouver le juste équilibre entre salariat et droits des travailleurs.
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